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le monde comme volonté et comme représentation

montrer par suite aussi inexorable que lui. Il est encore le miroir de l’humanité, il doit donc mettre en scène nombre de personnages méchants, parfois vicieux et pervers ; de même beaucoup de sots, de cerveaux déséquilibrés et de fous, puis de temps à autre un homme raisonnable, sage, honnête, un homme de bien, et seulement à titre d’exception et de rareté, un caractère noble. Dans tout Homère, à ce qu’il me semble, il n’y a pas un seul caractère vraiment noble, s’il s’en trouve un assez grand nombre de bons et d’honnêtes. Dans tout Shakespeare on rencontrera peut-être deux caractères nobles, mais sans la moindre exagération, Cordelia et Coriolan ; il est difficile d’en découvrir plus ; au contraire les caractères de l’espèce indiquée plus haut y fourmillent. Les pièces d’Iffland et de Kotzebue abondent en personnages nobles ; Goldoni, par contre, s’en est tenu à la règle que je recommandais tout à l’heure et prouve ainsi sa supériorité. En revanche, la Minna Barnhelm de Lessing souffre bien réellement d’un excès de générosité universelle ; le marquis de Posa offre à lui seul plus de noblesse que n’en présentent toutes les œuvres réunies de Gœthe ; il existe enfin une petite pièce allemande : Le devoir pour le devoir (un titre, dirait-on, emprunté à la critique de la raison pratique), qui n’a que trois personnages, mais tous débordants de générosité.

Les Grecs prenaient toujours pour héros de tragédie des personnes royales ; les modernes ont fait presque toujours de même. Ce n’est certes pas parce que le rang donne plus de dignité à l’homme qui agit ou qui souffre ; et puisque le seul but est ici de mettre en jeu les passions humaines, la valeur relative des objets qui servent à cette fin est indifférente et la ferme ne le cède pas au royaume. Aussi ne faut-il pas rejeter sans réserve le drame bourgeois. Les personnes puissantes et considérées n’en sont pas moins les plus convenables pour la tragédie, parce que le malheur, propre à nous enseigner la destinée de la vie humaine, doit avoir des proportions suffisantes pour paraître redoutable au spectateur quel qu’il soit. Euripide dit lui-même : φευ, φευ, τα μεγαλα, μεγαλα και πασχει κακα (Stob. Flor., vol. II, p. 299.) Or les circonstances qui jettent une famille bourgeoise dans la misère et le désespoir sont presque toujours, aux yeux des grands ou des riches, très insignifiantes et susceptibles d’être écartées par le secours des hommes, parfois même par une bagatelle ; de tels spectateurs n’en pourront donc pas recevoir l’émotion tragique. Au contraire, les infortunes des grands et des puissants inspirent une crainte absolue ; aucun remède extérieur ne peut les guérir, car les rois doivent demander leur salut à leurs propres ressources ou succomber. En outre, de plus haut la chute est plus profonde. Ce qui manque aux personnages bourgeois, c’est donc encore la hauteur de chute.