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de l’esthétique de la poésie

spectateur pour la conclusion ; les autres y joignent la conclusion ou la morale de la fable, sous forme de revirement produit dans les sentiments du héros, ou de remarque placée dans la bouche du chœur, comme le fait Schiller dans la Fiancée de Messine : « La vie n’est pas le plus haut des biens. » Remarquons ici en passant que l’effet tragique véritable d’une catastrophe, c’est-à-dire la résignation et l’exaltation d’esprit qui doivent en résulter chez les héros du drame, se trouve rarement aussi bien motivé et aussi nettement exprimé que dans l’opéra de Norma : cette impression se produit dans le duo Qual cor tradisti, qual cor perdesti, où la conversion de la volonté est clairement indiquée par le calme soudain de la musique. D’ailleurs, abstraction faite de cette musique délicieuse, comme aussi du texte qui ne peut être que celui d’un livret d’opéra, cette pièce en général, à n’en considérer que les rouages et l’économie intérieure, est un drame des plus parfaits, un vrai modèle de combinaison tragique des motifs, de progression et de développement tragiques de l’action, ainsi que de l’élévation d’esprit surhumaine qui des héros passe dans le spectateur : bien plus, le résultat ici atteint est d’autant moins suspect et d’autant plus significatif pour l’essence véritable de la tragédie, qu’il n’y paraît ni chrétiens, ni sentiments chrétiens.

On reproche souvent aux modernes de négliger les unités de temps et de lieu ; cette négligence n’est coupable que dans le cas où elle va jusqu’à supprimer l’unité d’action et où il ne reste plus que l’unité du personnage principal, comme par exemple dans le Henri VIII de Shakespeare. D’autre part, il ne faut pas pousser l’unité d’action jusqu’à ne parler jamais que de la même chose : c’est là le défaut des tragédies françaises, qui observent en général cette règle avec tant de rigueur que la marche du drame y ressemble à une ligne géométrique sans largeur ; le seul mot d’ordre y est : « En avant ! Pensez à votre affaire (sic) ! » ; et en effet on expédie, on dépêche l’action comme une affaire, sans s’arrêter aux détails étrangers, sans détourner les yeux à droite ni à gauche. Le drame de Shakespeare ressemble au contraire à une ligne qui a quelque largeur ; il prend son temps, exspatiatur ; on y trouve des discours, et jusqu’à des scènes entières, inutiles au progrès de l’action, sans rapport même avec l’action, mais propres à nous faire connaître de plus près les personnages ou les circonstances du drame, et à nous faire ainsi pénétrer davantage au fond de l’action elle-même. Sans doute l’action demeure l’essentiel ; mais nous ne sommes pas exclusivement absorbés par elle, au point d’oublier que le but dernier est, en fin de compte, la peinture générale de la nature et de l’existence humaine.

Le poète dramatique ou épique doit savoir qu’il est le destin et se