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le monde comme volonté et comme représentation

révoltant en faveur des prêtres païens. Nombre de pièces antiques n’ont même pas de tendance tragique : telles sont l’Alceste et l’Iphigénie en Tauride d’Euripide ; quelques-unes ont des motifs repoussants et même répugnants ; telles Antigone et Philoctête. Presque toutes nous présentent le genre humain sous l’effroyable domination du hasard et de l’erreur, mais sans nous montrer la résignation qu’elle provoque et qui nous en rachète. La raison en est que les anciens n’étaient pas encore parvenus à comprendre le but suprême de la tragédie, ni même à saisir la véritable conception de la vie en général.

Si donc les anciens nous montrent bien peu dans leurs héros tragiques et les sentiments qui les animent l’esprit de résignation, le renoncement au vouloir-vivre, il n’en reste pas moins acquis que la tragédie a pour tendance propre et pour but d’éveiller cet esprit chez le spectateur et de provoquer cette disposition d’âme, ne fût-ce que pour un instant. Les horreurs étalées sur la scène lui représentent l’amertume et l’insignifiance de la vie, le néant de toutes ses aspirations ; l’effet de cette impression doit être pour lui le sentiment, vague encore peut-être, qu’il vaut mieux détacher son cœur de la vie, en détourner sa volonté, ne plus aimer le monde et l’existence ; d’où naît ainsi, au plus profond de son être, la conscience que pour une volonté de nature différente il doit y avoir aussi une autre genre d’existence. Car, s’il n’en était pas ainsi, si la tragédie ne tendait pas à nous élever au-dessus de toutes les fins et de tous les biens de la vie, à nous détourner de l’existence et de ses séductions, et à nous pousser par là même vers une existence différente, quoique entièrement inconcevable à notre esprit, comment expliquer alors cette action bienfaisante, cette haute jouissance due au tableau du côté le plus affreux de la vie, mis en pleine lumière sous nos yeux ? La terreur et la pitié, ces deux sentiments qu’aux yeux d’Aristote la tragédie a pour fin dernière d’exciter, n’appartiennent véritablement pas en soi aux émotions agréables : elles ne peuvent donc pas être la fin, mais seulement le moyen. — Provoquer l’homme à renoncer au vouloir-vivre demeure ainsi la véritable intention de la tragédie, le but dernier de cette représentation voulue des souffrances de l’humanité, et cela quand même cette exaltation d’esprit résignée ne se montre pas chez le héros lui-même, mais n’est éveillée que chez le spectateur, par la vue d’une grande douleur non méritée ou même méritée. — Bien des modernes se contentent, à l’exemple des anciens, de jeter le spectateur dans cet état d’âme en question par la peinture objective et générale des infortunes humaines ; d’autres au contraire nous montrent la transformation de sentiments opérée dans l’esprit même du héros. Les premiers ne nous donnent pour ainsi dire que les prémisses et s’en remettent au