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de l’esthétique de la poésie

nous réveiller. En ce sens l’action de la tragédie est analogue à celle du sublime dynamique, puisqu’elle nous élève aussi au-dessus de la volonté et de ses intérêts, et transforme nos dispositions d’esprit au point de nous faire prendre plaisir à la vue de ce qui lui répugne le plus. Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit la forme, son élan particulier vers le sublime, c’est la révélation de cette idée que le monde, la vie, sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement ; telle est l’essence de l’esprit tragique ; il est donc le chemin de la résignation.

Je le reconnais, il est rare de voir dans la tragédie antique cet esprit de résignation ressortir ou s’exprimer directement. Œdipe à Colone meurt sans doute résigné et soumis, mais il se console par l’idée de la vengeance exercée contre sa patrie. Iphigénie à Aulis est toute disposée à mourir ; mais c’est la pensée du bien de la Grèce qui la soutient, qui transforme ses sentiments et l’amène à accepter volontiers la mort qu’elle voulait tout d’abord fuir par tous les moyens. Cassandre, dans l’Agamemnon du grand Eschyle, consent à mourir, αρκειτω βιος (1306) ; mais c’est encore l’idée de la vengeance qui la console. Hercule, dans les Trachiniennes, cède à la nécessité : il meurt avec calme, mais sans résignation. Il en est de même de l’Hippolyte d’Euripide : nous sommes surpris de voir Artémise, apparue pour le consoler, lui promettre un temple et la renommée, mais ne pas faire la moindre allusion à une existence postérieure à la vie, et l’abandonner au moment de sa mort. Tous les dieux païens s’éloignent d’ailleurs des mourants : dans le christianisme ils s’approchent d’eux au contraire ; et de même les dieux du brahmanisme et du bouddhisme, tout exotiques que soient les derniers. Ainsi Hippolyte, comme presque tous les héros de la tragédie antique, se soumet à l’immuable destinée et à l’inflexible volonté des dieux, mais sans renoncer en rien au vouloir-vivre lui-même. La différence essentielle de l’ataraxie stoïcienne d’avec la résignation chrétienne consiste en ce qu’elle enseigne à supporter avec calme et à attendre avec tranquillité les maux irrévocablement nécessaires, tandis que le christianisme enseigne le renoncement et l’abdication du vouloir. De même, les héros tragiques de l’antiquité se soumettent avec constance aux coups inévitables du destin, tandis que la tragédie chrétienne nous offre le spectacle du renoncement entier du vouloir-vivre, de l’abandon joyeux du monde, dans la conscience de sa vanité et de son néant. — Mais aussi j’estime la tragédie moderne bien supérieure à celle des anciens. Shakespeare est bien plus grand que Sophocle : auprès de l’Iphigénie de Gœthe on pourrait trouver celle d’Euripide presque grossière et commune. Les Bacchantes d’Euripide sont un ouvrage médiocre et