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le monde comme volonté et comme représentation

atteindre ce but avec toute la perfection possible, le poète commencera par nous présenter les caractères à l’état de repos, par ne nous en laisser voir que la teinte générale pour faire intervenir ensuite un motif qui détermine une action ; cette action devient le mobile nouveau et plus énergique d’une nouvelle action plus importante, qui engendre à son tour de nouveaux motifs, toujours plus puissants : dans l’espace de temps le mieux approprié à la forme de l’ouvrage, le calme primitif cède ainsi la place à l’excitation la plus passionnée ; c’est dans ce mouvement que se produisent les actions significatives, où apparaissent en pleine lumière, avec le cours des choses de ce monde, les qualités jusqu’alors encore assoupies des caractères.

Les grands poètes entrent tout entiers dans l’âme des personnages à représenter et, comme des ventriloques, parlent par la bouche de chacun d’eux, par la voix du héros et l’instant d’après par celle de la jeune fille innocente, avec une égale vérité et un égal naturel : tels Shakespeare et Gœthe. Les poètes de second rang font d’eux-mêmes leur personnage principal : tel Byron ; les personnages accessoires manquent alors souvent de vie, et c’est le cas du personnage principal lui-même dans les ouvrages des poètes médiocres.

Le plaisir que nous prenons à la tragédie se rattache non pas au sentiment du beau, mais au sentiment du sublime, dont il est même le degré le plus élevé. Car, ainsi qu’à la vue d’un tableau sublime de la nature nous nous détournons de l’intérêt de la volonté pour nous comporter comme des intelligences pures, ainsi, au spectacle de la catastrophe tragique, nous nous détournons du vouloir-vivre lui-même. Dans la tragédie, en effet, c’est le côté terrible de la vie qui nous est présenté, c’est la misère de l’humanité, le règne du hasard et de l’erreur, la chute du juste, le triomphe des méchants ; on nous met ainsi sous les yeux le caractère du monde qui heurte directement notre volonté. À cette vue nous nous sentons sollicités à détourner notre volonté de la vie, à ne plus vouloir ni aimer l’existence. Mais par là même nous sommes avertis qu’il reste encore en nous un autre élément dont nous ne pouvons absolument pas avoir une connaissance positive, mais seulement négative, en tant qu’il ne veut plus de la vie. L’accord de septième demande l’accord fondamental, le rouge appelle et produit même à l’œil la couleur verte ; de même chaque tragédie réclame une existence tout autre, un monde différent, dont nous ne pouvons jamais acquérir qu’une connaissance indirecte, par ce sentiment même qui est provoqué en nous. Au moment de la catastrophe tragique, notre esprit se convainc avec plus de clarté que jamais que la vie est un lourd cauchemar, dont il nous faut