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le monde comme volonté et comme représentation

on le définissait récemment avec beaucoup de justesse « la bégueulerie de la langue française ». Les deux cas sont plus rares en anglais, et plus encore en allemand. Ces mots exclusivement réservés à la poésie ne nous touchent jamais au cœur ; ils ne nous parlent pas directement et ne peuvent que nous laisser froids. C’est un vocabulaire poétique de convention, ce ne sont pour ainsi dire que les ombres des sentiments au lieu des sentiments eux-mêmes ; c’est aussi la suppression de toute intimité.

La différence si souvent discutée de nos jours entre la poésie classique et romantique me semble reposer au fond sur ce que la première ne fait jamais valoir que des motifs purement humains, réels et naturels, tandis que la seconde admet aussi l’action de mobiles artificiels, conventionnels et imaginaires : de ce genre sont les mobiles issus du mythe chrétien, puis ceux du principe extravagant et chimérique de l’honneur chevaleresque ; de même ceux que les races germano-chrétiennes tirent du culte insipide et ridicule de la femme ; enfin ceux qui tiennent au radotage de la passion lunatique et supra-sensible. À quelle grotesque caricature des relations humaines et de la nature humaine nous conduisent de pareils motifs, c’est ce qu’on peut voir par les œuvres des poètes romantiques même les meilleurs, de Calderon par exemple. Pour ne rien dire des Autos, je me réfère seulement à des pièces telles que : No sempre el peor es cierto (le pire n’est pas toujours certain) ou El postrero duelo en España (le dernier duel en Espagne) et aux semblables comédies de cape et d’épée ; aux éléments signalés vient ici se joindre encore la subtilité scolastique si fréquente dans le dialogue, et qui faisait alors partie de la culture intellectuelle des classes supérieures. Quelle n’est pas en face de telles inventions la supériorité décisive de la poésie des anciens ! Toujours fidèle à la nature, la poésie classique possède une vérité et une exactitude absolue ; celle de la poésie romantique n’est jamais que relative ; il y a entre les deux le même rapport qu’entre l’architecture grecque et l’architecture gothique.

Remarquons d’autre part que tous les poèmes dramatiques ou narratifs qui transportent le théâtre des événements dans la Grèce ancienne ou à Rome présentent un côté faible, parce que notre connaissance de l’antiquité et surtout du détail de la vie ancienne est insuffisante, fragmentaire, puisée à une source autre que celle de l’intuition. De là pour le poète l’obligation de tourner bien des obstacles, de recourir à des généralités, ce qui le fait tomber dans l’abstraction et enlève à son œuvre ce caractère d’intuitivité et d’individualisation essentiel à la poésie. C’est là ce qui répand sur toutes les œuvres de ce genre une teinte particulière de vide et d’ennui. Seul Shakespeare, dans ses peintures de cette espèce, a