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de l’esthétique de la poésie

Le signe auquel on reconnaît immédiatement le vrai poète, dans les genres inférieurs ou supérieurs, c’est l’aisance de ses rimes : elles se sont rencontrées d’elles-mêmes, comme par une inspiration divine ; ses pensées lui sont venues toutes rimées. Le prosateur caché cherche au contraire la rime pour la pensée ; le vil versificateur cherche l’idée pour la rime. Il arrive souvent que, dans une couple de vers, on puisse deviner celui qui est né de la pensée et celui qui est dû à la rime. L’art consiste à dissimuler le second cas, pour éviter aux vers de ce genre l’apparence d’un simple remplissage de bouts-rimés.

À mon sentiment (la démonstration n’est pas ici possible), la rime de sa nature est seulement binaire : son effet se borne à un seul retour du même son et ne gagne pas en énergie à une nouvelle répétition. Dès qu’une syllabe finale a été une seconde fois perçue dans une syllabe de même consonance, l’action en est épuisée : un troisième retour agit simplement comme une nouvelle rime, qui rencontre par hasard le même son, mais sans renforcer l’effet primitif ; elle se range à la suite de la rime précédente, mais sans s’y associer pour concourir à augmenter l’impression. Car le premier son ne se prolonge pas à travers le second jusqu’au troisième : celui-ci est donc un pléonasme esthétique, une double mais inutile audace. Ces accumulations de rimes sont donc loin de valoir les lourds sacrifices qu’elles coûtent dans les octaves, les tercets et les sonnets ; de là cette torture intellectuelle que nous ressentons souvent à la lecture de pareilles productions, et nous ne saurions trouver de plaisir à une œuvre qui est en même temps un casse-tête. Si un grand génie poétique a su parfois maîtriser même ces formes, surmonter les difficultés qu’elles présentent, et s’y mouvoir avec légèreté et avec grâce, ce n’en est pas pour elles une meilleure recommandation ; car en soi elles sont aussi inefficaces que pénibles. Et chez de bons poètes même, lorsqu’ils usent de ces formes, on voit souvent la lutte entre la rime et la pensée, et le triomphe alternatif de l’une ou de l’autre : tantôt c’est la pensée qui est amoindrie à cause de la rime, tantôt c’est la rime qui s’accommode d’un faible à peu près (sic). Cela étant, je tiens chez Shakespeare pour une preuve de bon goût et non d’ignorance la diversité des rimes données à chaque quatrain des sonnets. En tout cas, l’effet acoustique n’en est nullement amoindri, et la pensée y paraît bien plus dans tous ses avantages qu’elle n’aurait pu le faire si elle avait dû être resserrée dans ses brodequins de torture traditionnels.

C’est un désavantage pour la poésie d’une langue d’avoir beaucoup de mots étrangers à la prose et de ne pouvoir emprunter d’autre part à la prose certains de ses mots. Le premier défaut est surtout celui du latin et de l’italien, le second celui du français, où