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de l’esthétique de la poésie

il ne le pourrait pas autrement, et c’est ce qui nous charme en lui. — Il n’est en effet qu’à demi responsable de ce qu’il dit : l’autre part de responsabilité retombe sur le mètre et sur la rime. — Le mètre ou mesure, en tant que simple rythme, n’existe que dans le temps, qui est une intuition a priori, et n’appartient donc, selon l’expression de Kant, qu’à la sensibilité pure ; la rime au contraire est affaire de sensation de l’organe auditif et appartient à la sensibilité empirique. Aussi le rythme est-il une ressource bien plus noble et plus digne que la rime : les anciens dédaignaient la rime et elle n’a pris naissance que dans les langues imparfaites, formées par corruption des langues antérieures à l’époque des Barbares. La pauvreté de la poésie française tient surtout à ce que, privée du mètre, elle est réduite à la rime, et s’accroît de cette foule de préceptes pédantesques dont elle a chargé sa prosodie pour dissimuler son dénûment : par exemple, pour rimer deux syllabes doivent être de même orthographe, comme si la rime était faite pour les yeux, et non pour l’oreille ; l’hiatus est proscrit, un grand nombre de mots sont exclus des vers, etc., toutes règles dont l’école française moderne cherche à s’affranchir. — À mon sens du moins, il n’est pas de langue où la rime produise une impression aussi agréable et aussi forte qu’en latin : les poésies latines rimées du moyen âge ont un charme tout particulier. La raison en est que la langue latine est incomparablement plus parfaite, plus belle et plus noble qu’aucune des langues modernes, et qu’elle n’en apparaît qu’avec plus de grâce sous la parure et les ornements qu’elle leur emprunte, après les avoir dédaignés à l’origine.

À considérer sérieusement les choses, ce pourrait presque sembler un crime de lèse-majesté envers la raison que de faire la moindre violence à une pensée ou à l’expression exacte et parfaite d’une idée, pour ramener après quelques syllabes la même consonance ou imprimer à ces mêmes syllabes un mouvement de cadence sautillante. Cependant il est peu de vers qui sont produits sans une violence de ce genre et c’est à ce fait qu’il faut attribuer la difficulté plus grande à comprendre les vers que la prose d’une langue étrangère. Si nous pouvions pénétrer du regard dans l’atelier secret des poètes, nous trouverions dix fois plus souvent la pensée cherchée pour la rime que la rime pour la pensée ; et même, dans le dernier cas, le succès final demande quelque complaisance de la part de la pensée. — Mais la versification subsiste en dépit de toutes ces considérations, et en cela elle a de son côté tous les temps et tous les peuples : tant est grand le pouvoir du mètre et de la rime sur notre âme, et tant est forte l’action du mystérieux lenocinium qui leur est propre. En voici pour moi la raison : une rime heureuse, grâce à une certaine emphase indéfinissable, éveille le sentiment