Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
237
de l’esthétique de la poésie

s’étendent plus loin. S’il comprenait les poètes inférieurs aussi peu qu’il est compris d’eux, il devrait alors se désespérer ; car, par cela même qu’il faut déjà une capacité peu ordinaire pour lui rendre justice, et que les mauvais poètes peuvent aussi peu apprécier ses œuvres que lui les leurs, il a besoin de se nourrir longtemps de sa propre approbation, avant que celle du monde ne suive. — Et cependant on cherche à rabaisser même cette estime personnelle, en lui imposant la modestie. Mais il est tout aussi impossible à un homme plein de mérite et conscient de sa valeur de fermer les yeux sur son talent qu’à un homme de six pieds de haut de ne pas s’apercevoir qu’il domine les autres. Si de la base jusqu’au sommet la tour compte trois cents pieds, elle n’en mesure pas moins à coup sûr du sommet à la base. Horace, Lucrèce, Ovide et presque tous les anciens ont fièrement parlé de leur mérite, et de même Dante, Shakespeare, Bacon de Vérulam et bien d’autres. Qu’on puisse être un grand esprit sans le soupçonner est une absurdité que l’incapacité seule a pu se persuader à défaut de meilleure consolation, afin de prendre pour de la modestie le sentiment de sa nullité propre. Un Anglais a remarqué avec beaucoup d’esprit et de justesse que les mots merit et modesty n’avaient rien de commun que la lettre initiale[1]. Je suspecte toujours les célébrités modestes d’avoir quelque bonne raison pour l’être ; et Corneille dit ouvertement :

La fausse humilité ne met plus en crédit :
Je sais ce que je vaux, et crois ce qu’on m’en dit.

Gœthe enfin l’a dit sans détour : « Il n’y a que les gueux qui soient modestes. » Mais on se tromperait moins encore en prétendant que ceux qui réclament des autres avec tant d’ardeur la modestie, qui insistent sur ce point, qui ne cessent de s’écrier : « Soyez donc modeste ! au nom du ciel, soyez seulement modeste ! », que ces gens-là sont à coup sûr des gueux, c’est-à-dire des drôles sans aucun mérite, la marchandise courante de la nature, des membres naturels de la canaille humaine. Car quiconque a du mérite admet aussi le mérite et la valeur chez les autres, la valeur réelle et véritable, bien entendu. L’homme dépourvu au contraire de tout avantage et de tout talent voudrait qu’il n’en existât nulle part : la vue du mérite chez les autres le met à la torture ; l’envie pâle, verte, jaune, ronge son cœur ; il désirerait anéantir et extirper de cette terre tous les hommes supérieurs ; mais s’il doit par malheur les laisser vivre,

  1. Lichtenberg (cf. Mélanges, nouvelle édition, Gœttingue, 1844, vol. III, p. 19) rapporte que Stanislas Leszynski aurait dit : « La modestie devrait être la vertu de ceux qui n’en ont pas d’autre. »