Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
du primat de la volonté dans notre conscience

dernier ressort par celle-là, qui par conséquent constitue l’essence même de l’homme. À cet égard, le titre d’Ἡγεμονιϰόν conviendrait à la volonté ; d’autre part ce même titre peut être revendiqué par l’intellect, puisqu’il est le guide et le conducteur tel le commissionnaire marche devant le voyageur dont il porte les bagages. Mais la comparaison qui caractérise le mieux le rapport de ces deux facultés est celle de l’aveugle vigoureux qui porte sur ses épaules le paralytique qui voit clair.

Ce qui confirme encore la nature de ce rapport, telle que nous venons de l’établir, c’est ce fait qu’à l’origine l’intellect est tout à fait étranger aux résolutions de la volonté. Il lui fournit bien les motifs mais il apprend après coup seulement et a posteriori en quel sens ils ont agi ; de même celui qui fait une expérience chimique combine les réactifs, puis attend le résultat. Il y a plus : l’intellect reste tellement en dehors des résolutions et des décisions secrètes de la volonté, qu’il ne les apprend que par surprise et en se mettant à les épier ; il faut qu’il la prenne en flagrant délit pour deviner ses véritables intentions.

Ainsi, j’ai conçu un plan, au sujet duquel j’ai toutefois encore certains scrupules ; d’autre part, la possibilité pour ce plan d’être réalisé est encore complètement incertaine, puisqu’elle dépend de circonstances extérieures jusque-là indécises ; il est donc inutile de prendre avant coup une résolution, et je laisse les choses en l’état. En pareil cas il m’arrive souvent d’ignorer à quel point je me suis fait en secret le complice de ce plan et combien j’en désire la réalisation, en dépit des scrupules qui me restent ; c’est-à-dire que l’intellect ne sait rien de tout cela. Mais voici que m’arrive une nouvelle favorable à l’exécution ; aussitôt je suis inondé d’une joie intense qui se répand sur tout mon être et en prend, à mon propre étonnement, une possession durable. C’est à ce moment seulement que l’intellect apprend avec quelle force ma volonté s’était déjà attachée à ce plan, et combien celui-ci agréait, tandis que l’intellect le considérait comme tout à fait problématique et gravement compromis par les scrupules en question. — Autre cas, j’ai contracté avec empressement un engagement réciproque, que je croyais très approprié à mes désirs. Voici que cette situation me crée des difficultés, me cause des torts, et je me prends à croire que je me repens au fond de mon empressement passé : toutefois, je classe cette idée, en me persuadant que même sans être lié je continuerais à procéder comme je l’ai fait. Mais voici que l’engagement est rompu par l’autre partie, et je m’aperçois avec surprise que cette solution me cause un profond soulagement et une grande joie. — Souvent nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons. Nous pouvons caresser un souhait