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remarques détachées sur l’esthétique des arts plastiques

sait que les grands artistes se sont toujours plu à peindre d’après des modèles vivants et ont fait grand usage des portraits.

J’ai montré dans le texte que le but propre de la peinture, ainsi que de l’art en général, est de nous faciliter la conception des idées (platoniciennes) des êtres de ce monde, ce qui nous transporte en même temps dans un état de connaissance pure, c’est-à-dire dégagée de la volonté. Mais à cette beauté vient s’en joindre une autre, indépendante de la première, et toute particulière, celle qui résulte de la simple harmonie des couleurs, du bonheur de la disposition, de la répartition favorable de l’ombre et de la lumière et du ton général du tableau. Ce nouveau genre de beauté, quoique secondaire, aide aussi à produire l’état de connaissance pure : c’est dans la peinture ce que sont dans la poésie la diction, le mètre et la rime ; ce n’est pas l’essentiel, mais c’est ce qui agit tout d’abord et immédiatement.

Au § 50 du premier volume, j’ai dit que l’allégorie n’était pas à sa place dans la peinture ; j’ajoute ici quelques preuves à l’appui de ce jugement. Au palais Borghèse, à Rome, se trouve le tableau suivant de Michel-Ange Caravage. Jésus, sous la forme d’un enfant d’environ dix ans, marche sur la tête d’un serpent, sans la moindre peur et avec le plus grand calme ; auprès de lui, sa mère qui l’accompagne demeure aussi indifférente ; à côté se tient sainte Elisabeth, les yeux au ciel, dans une attitude imposante et tragique. Que pourrait bien s’imaginer, à la vue de cet hiéroglyphe kyriologique, un homme qui n’aurait jamais rien entendu dire de la semence de la femme destinée à écraser la tête du serpent ? — À Florence, dans la salle de la bibliothèque du palais Ricardi, le plafond peint par Luca Giordano renferme l’allégorie suivante, dont le sens est que la science délivre l’intelligence des liens de l’ignorance : l’Esprit est un homme vigoureux, entouré de chaînes qui tombent justement ; une nymphe lui présente un miroir, une autre nymphe lui tend une grande aile détachée ; plus haut est la Science assise sur un globe, et à côté d’elle, une sphère à la main, se tient la Vérité nue. — À Ludwigsbourg près Stuttgart, un tableau nous montre le Temps, sous la figure de Saturne, armé de ciseaux dont il rogne les ailes de l’Amour : si l’artiste a voulu dire qu’avec l’âge diminue l’inconstance en amour, il est alors dans le vrai.

Les remarques suivantes viennent encore confirmer ma solution du problème du Laocoon. « Pourquoi Laocoon ne crie-t-il pas ? » Les œuvres des arts plastiques, arts essentiellement muets, manquent leur effet quand elles veulent représenter l’action de crier. Pour s’en convaincre par expérience, il suffit de regarder le Massacre des enfants de Bethléem de Guido Reni, à l’Académie des beaux-arts de Bologne, dans lequel ce grand artiste a commis la méprise de peindre six individus criant la bouche grande ouverte. — Pour