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le monde comme volonté et comme représentation

qui s’élancent dans les airs sans rien supporter. Pendant que, dans l’architecture antique, la pression et la poussée exercée de haut en bas trouve aussi bien sa place et son image que la pression exercée de bas en haut, c’est ici la dernière qui prédomine nettement : de là vient aussi cette analogie souvent observée avec le cristal, dont la formation demande aussi l’affranchissement des lois de la pesanteur. Si l’on voulait s’autoriser de ce sens, de cette pensée fondamentale attribuée à l’architecture gothique, pour en faire un pendant de l’architecture antique, une création aussi légitime, il suffirait de rappeler que la lutte de la rigidité et de la pesanteur, dont l’architecture antique nous offre la représentation si naïve et si franche, est une réalité, une vérité fondée en nature, tandis que le triomphe de la rigidité sur la pesanteur demeure une simple apparence, une fiction à laquelle l’illusion seule peut nous faire croire.

Il est maintenant facile de comprendre comment de cette pensée maîtresse et des particularités de l’architecture gothique signalées plus haut résulte le caractère mystérieux et surnaturel qu’on lui reconnaît. La cause principale en est, nous l’avons déjà dit, la substitution de l’arbitraire au rationnel, c’est-à-dire de la fantaisie à l’appropriation constante du moyen à la fin. Tous ces détails sans raison et pourtant achevés avec tant de soin éveillent le soupçon de fins inconnues, impénétrables, secrètes, d’où naît l’apparence mystérieuse. En revanche, la partie brillante des églises gothiques, c’est leur intérieur : ici la vue de cette voûte en arête, soutenue à une hauteur énorme par des piliers élancés aux formes de cristal, et qui, en l’absence de toute charge, semble promettre une sécurité éternelle, pénètre vivement notre âme, tandis que la plupart des inconvénients signalés appartiennent à l’extérieur. Dans les édifices antiques, c’est le dehors qui se présente avec le plus d’avantages, car on y embrasse mieux d’un seul coup d’œil le support et la charge. Le toit plat donne à l’intérieur, au contraire, un air écrasé et prosaïque. Aussi, dans les temples antiques, l’intérieur proprement dit était-il petit par rapport aux nombreuses et grandes constructions du dehors. Le dôme d’une coupole faisait paraître parfois l’édifice plus élevé ; tel est le cas du Panthéon ; et les Italiens ont usé largement de la coupole, quand ils ont bâti dans ce style. Rappelons encore que les anciens, tous peuples du Sud, vivaient plus au grand air que les peuples septentrionaux, qui ont préféré l’architecture gothique. Si l’on veut absolument trouver à l’architecture gothique un principe et une raison d’être, et qu’on aime en même temps les analogies, on peut l’appeler le pôle négatif ou le mode mineur de l’architecture.

Dans l’intérêt du bon goût, qu’on emploie les grosses sommes