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l’esthétique de l’architecture

en sculpture, c’est tout un que d’aspirer à l’idéal et d’imiter les anciens.

J’ai à peine besoin de rappeler que, dans toutes ces considérations architectoniques, je n’ai eu en vue que le style antique et non le soi-disant style gothique, cette création des Sarrasins importée par les Goths d’Espagne dans le reste de l’Europe. Sans doute on ne saurait contester à l’architecture gothique une certaine beauté en son genre ; mais essayer de se poser en égale de l’art antique serait de sa part une présomption digne des barbares, et qui ne se peut nullement admettre. Quelle influence bienfaisante n’exerce pas sur notre esprit, après le spectacle de telles ou telles splendeurs gothiques, la vue d’un édifice régulier, construit dans le style des anciens ! Nous sentons aussitôt que là seulement réside le beau et le vrai. Que pourrait bien dire un Grec antique, si on l’amenait en face de nos plus célèbres cathédrales gothiques ? — βαρϐαροι ! sans doute. Le plaisir que nous prenons aux œuvres gothiques repose à coup sûr pour la plus grande partie sur des associations d’idées et des souvenirs historiques, c’est-à-dire sur un sentiment étranger à l’art. Tout ce que j’ai dit de la fin esthétique propre, du sens et de l’objet de l’architecture, perd ici sa valeur. L’entablement librement appuyé a disparu et avec lui la colonne : il n’est plus ici question de support et de charge distribués et répartis de façon à rendre visible la lutte de la rigidité et de la pesanteur. Nous ne trouvons pas ici non plus ces rapports rationnels, constants et précis, qui rendent de tout un compte rigoureux, par lesquels tout s’explique de soi-même à l’esprit du spectateur, et qui font partie du caractère de l’architecture antique ; nous ne tarderons pas à nous apercevoir qu’ici c’est la fantaisie qui a dominé, guidée par des notions toutes différentes : de là, le grand nombre d’obscurités qui restent impénétrables pour nous. Car seul le style antique est conçu dans un esprit purement objectif ; le style gothique est bien plutôt subjectif.

Nous avons reconnu l’idée esthétique propre et maîtresse de l’architecture antique dans le développement de la lutte entre la rigidité et la pesanteur : si nous voulions chercher de même la pensée fondamentale de l’architecture gothique, nous la trouverions dans la représentation de la victoire complète, du triomphe absolu de la rigidité sur la pesanteur. En conséquence, la ligne horizontale, qui est celle de la charge, a ici presque entièrement disparu, et l’action de la pesanteur n’apparaît plus qu’indirectement déguisée sous forme d’arcs et de voûtes ; tandis que la ligne verticale, la ligne du soutien, règne seule, et traduit aux sens l’action victorieuse de la rigidité par des piliers d’appui d’une hauteur démesurée, par des tours, des tourelles, des flèches innombrables