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le monde comme volonté et comme représentation

toutes ses dimensions, et jusque dans ses moindres détails ; puisqu’ainsi toutes ces conditions sont en ce sens déterminées a priori, on voit clairement l’absurdité de l’hypothèse, si souvent répétée, selon laquelle des troncs d’arbres, ou même (comme l’enseigne malheureusement Vitruve lui-même, IV, 1) la forme humaine, auraient été le modèle premier de la colonne. Mais alors la forme de la colonne serait, pour l’architecture, tout à fait fortuite, reçue du dehors ; et comment la vue d’une colonne possédant les proportions convenables pourrait-elle produire sur nous une telle impression de calme et d’harmonie ? Comment, d’autre part, la moindre disproportion pourrait-elle affecter un sens exercé et délicat d’une sensation aussi désagréable et aussi irritante qu’une dissonance en musique ? Un tel résultat n’est bien plutôt possible que si, le but et les moyens une fois donnés, tout le reste se trouve déterminé a priori, comme l’est en musique la partie essentielle de l’harmonie, la mélodie et le ton fondamental une fois donnés. D’une façon générale, l’architecture et la musique ne sont pas des arts d’imitation, quoique bien souvent on les ait toutes deux tenues pour telles.

Ainsi que je l’ai longuement exposé dans le texte, la satisfaction esthétique repose toujours sur la conception d’une idée (platonicienne). L’architecture, considérée seulement à titre d’art et de source du beau, a pour thème propre les idées des degrés inférieurs de la nature, c’est à-dire la pesanteur, la rigidité, la cohésion, et non pas, comme on le croyait jusqu’ici, la simple régularité de forme, la proportion et la symétrie. Ces qualités, purement géométriques, sont des propriétés de l’espace, et non des idées ; elles ne peuvent donc être l’objet d’aucun des beaux-arts. Aussi, même dans l’architecture, sont-elles d’origine seulement secondaire, et n’ont-elles qu’une importance de second ordre, comme je vais le mettre tout à l’heure en évidence. Si elles étaient l’objet unique que l’architecture, comme art, eût pour tâche de représenter, le modèle devrait alors produire la même impression que l’œuvre achevée. Or ce n’est là nullement le cas : tout au contraire, les œuvres de l’architecture doivent, pour exercer quelque action esthétique, être d’une dimension très considérable ; elles ne peuvent jamais être trop grandes, elles risquent facilement d’être trop petites. L’effet esthétique, ceteris partibus, est même en relation directe avec la grandeur des édifices, car les grandes masses seules peuvent présenter une image évidente et frappante de la force de la pesanteur. C’est là une nouvelle confirmation de ma théorie que l’action et l’antagonisme de ces forces naturelles primitives constituent la matière esthétique propre de l’architecture, objet qui, par sa nature, a besoin de grandes masses pour devenir visible et même sensible. — Les formes archi-