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le monde comme volonté et comme représentation

et support, et il n’est pas jusqu’aux piliers, surtout dans la voûte en arête, qui ne soient maintenus, du moins en apparence, dans leur position par la pression des arcs opposés. D’ailleurs, et en raison même de cette pression latérale, non seulement les voûtes, mais même les simples arcades doivent reposer non sur des colonnes, mais sur des piliers carrés et plus massifs. C’est dans la colonnade seule que la séparation est complète, car ici l’entablement n’est que charge pure, et la colonne n’est que pur support. La colonnade est donc, par rapport au simple mur, ce que serait une gamme s’élevant à intervalles égaux par rapport à un son qui, parti de la même gravité première, atteindrait la même hauteur insensiblement et sans gradations, et deviendrait un simple hurlement. Car dans les deux la matière est la même, et la grande différence ne résulte que de la distinction nette des degrés.

Pour que le support soit proportionné à la charge, il ne suffit pas qu’il puisse tout juste la porter ; il doit pouvoir le faire avec tant d’aisance et d’ampleur que, dès le premier coup d’œil, on soit entièrement rassuré à ce sujet. Cependant cet excès de soutien ne doit pas dépasser une certaine mesure sinon nous apercevons un support sans charge, ce qui est contraire à l’intention esthétique. Pour déterminer ce degré, les anciens ont imaginé comme règle la ligne de l’équilibre : on l’obtient en prolongeant la colonne, avec l’amincissement de calibre qu’elle subit de bas en haut, jusqu’au point où elle se termine en angle aigu, c’est-à-dire où elle devient un cône ; dès lors toute coupe transversale laissera la partie inférieure assez forte pour soutenir la partie supérieure ainsi retranchée. Mais on a coutume de lui donner une solidité vingt fois plus grande, c’est-à-dire de ne la charger que du vingtième de ce qu’elle pourrait supporter au maximum. — Un exemple frappant de charge sans support nous est offert par les tourelles bâties en saillie au coin de mainte de ces maisons construites dans le style plein de goût de notre époque : elles semblent flotter dans l’air et inquiètent l’esprit du passant.

En Italie, les édifices même les plus simples et les moins ornés produisent un effet esthétique, et en Allemagne il n’en est pas ainsi : la raison principale en est la forme plate des toits italiens. Un toit élevé n’est en effet ni charge ni support ; car ses deux moitiés se soutiennent réciproquement, et le tout n’a pas un poids correspondant à sa dimension. Il présente donc à l’œil une large masse, qui, sans rien de commun avec le beau, et d’usage purement pratique, contrarie l’intention esthétique, dont l’unique objet est toujours le rapport entre le soutien et la charge.

La forme de la colonne dépend de ce seul fait qu’elle fournit le support le plus simple et le plus convenable. La colonne torse offre,