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de l’essence intime de l’art

primer par une œuvre d’art, c’est faire un détour bien inutile, c’est tomber dans cette habitude, que nous blâmions tout à l’heure, de jouer sans aucun but avec les ressources de l’art. Aussi l’œuvre dont la conception est née de simples notions claires et précises ne mérite-t-elle pas le nom d’œuvre d’art. Si, à l’examen d’un tableau ou d’une statue, à la lecture d’un poème ou à l’audition d’une composition musicale (qui se propose de peindre un objet déterminé), nous voyons, à travers la richesse des procédés artistiques, percer peu à peu, apparaître enfin au grand jour l’idée précise, limitée, froide et sèche, qui a été le germe de l’œuvre ; si toute la conception semble n’avoir consisté qu’à penser nettement cette idée, et si l’expression semble en avoir épuisé entièrement le contenu, nous ressentons alors du dégoût et du dépit : nous nous voyons déçus et trompés dans notre intérêt et dans notre attention. L’impression produite par une œuvre d’art ne nous satisfait entièrement que s’il en reste une partie qu’aucune réflexion ne peut rabaisser à la précision d’un simple concept. La conception est d’origine hybride, c’est-à-dire née de pures notions, quand l’auteur d’une œuvré d’art, avant de passer à l’exécution, peut indiquer exactement en paroles ce qu’il se propose de représenter ; car alors il pourrait aussi bien atteindre son but par ces simples paroles. Aussi est-ce une entreprise à la fois indigne et sotte que de vouloir, comme on l’a tenté plusieurs fois de nos jours, ramener un poème de Shakespeare ou de Gœthe à une vérité abstraite, qu’ils auraient eu pour seul dessein d’énoncer. Sans doute le poète doit penser pour combiner l’ordonnance de son œuvre ; mais seule la pensée que l’intuition a saisie avant l’intelligence conserve, dans l’exécution, la force de nous émouvoir et acquiert ainsi l’immortalité. — Qu’on me permette une dernière remarque. Tout ce qui est produit d’un seul jet, par exemple l’esquisse que trace le poète dans le feu de la conception première et comme inconsciemment, la mélodie que nous suggère la seule inspiration, sans l’aide de la réflexion, enfin la poésie lyrique proprement dite, la simple chanson, dans laquelle la disposition présente profondément ressentie et l’impression du milieu s’épanchent presque involontairement en vers dont le rythme et les rimes se présentent d’eux-mêmes ; toutes ces productions, dis-je, ont assurément le grand avantage d’être l’œuvre pure de l’enthousiasme du moment, de l’inspiration, de la libre excitation du génie, sans mélange aucun de réflexion ni d’intention. De là vient leur saveur délicieuse de fruit sans écorce ni noyau ; de là vient que leur effet est bien plus infaillible que celui des œuvres d’art les plus parfaites, les plus étudiées, les plus lentement exécutées. Dans toutes celles-ci en effet, c’est-à-dire dans les grands tableaux historiques, dans les longues épopées, dans les grands opéras, etc.,