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remarques détachées sur la beauté naturelle

élevée ; peut-être cette impression tient-elle en partie à ce que la forme des montagnes et le dessin du massif qui en résulte sont la seule ligne permanente du paysage, car seules les montagnes bravent la ruine, qui ne tarde pas à emporter tout le reste, et surtout notre propre personne, notre individu éphémère. Non pas qu’à l’aspect des montagnes toutes ces idées arrivent à une conscience expresse, mais nous en avons un sentiment confus qui sert à fonder cette disposition d’esprit. Je voudrais savoir, puisque pour les formes et pour la figure humaines la lumière venant d’en haut est la plus avantageuse, et la lumière venant d’en bas la plus défavorable, pourquoi c’est le contraire qui est vrai pour les paysages naturels.

Combien la nature a le sens du beau ! Le moindre coin de terre demeuré inculte et devenu sauvage, c’est-à-dire abandonné en toute liberté à la nature, pourvu que l’homme ne vienne pas porter sur lui sa lourde main, elle s’empresse de l’orner avec tout le goût possible, elle le revêt de plantes, de fleurs, d’arbrisseaux, dont la libre croissance, la grâce naturelle et la charmante disposition attestent qu’ils n’ont pas grandi sous la férule du grand égoïste, mais que la nature a conservé ici toute son indépendance d’action. La plus petite place négligée par l’homme devient aussitôt belle. C’est là le principe des jardins anglais, de cacher l’art le plus possible, pour faire croire à un libre travail de la nature. À ce seul prix elle est parfaitement belle, c’est-à-dire elle montre avec la plus grande netteté l’objectivation du vouloir-vivre encore inconscient, qui s’étale ici en toute naïveté ; car les formes ne sont pas ici, comme dans le monde animal, déterminées par des fins tout extérieures, mais elles dépendent uniquement et immédiatement du sol, du climat, et d’un troisième principe mystérieux, qui donne des aspects et des caractères si divers à tant de plantes, nées à l’origine du même sol et sous le même climat.

La grande différence entre les jardins anglais ou plus exactement chinois, et les anciens jardins français, de plus en plus rares aujourd’hui, mais encore représentés par quelques magnifiques spécimens, repose en dernière analyse sur ce que les premiers sont plantés dans un esprit objectif, les derniers dans un esprit subjectif. Dans les jardins anglais, on cherche à amener la volonté de la nature, telle qu’elle s’objective dans l’arbre, l’arbuste, la montagne et le ruisseau, à l’expression la plus pure de ses idées, c’est-à-dire de son essence propre. Dans les jardins français au contraire se reflète seulement la volonté du propriétaire, qui a soumis la nature à son caprice, et lui fait porter, en signe d’esclavage, au lieu de ses idées propres, des formes arbitraires et imposées : de là ces haies coupées à hauteur égale, ces arbres façonnés par toutes sortes de tailles, ces avenues droites, ces allées couvertes, etc.