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CHAPITRE XXXIII[1]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR LA BEAUTÉ NATURELLE


L’impression si agréable que produit sur nous la vue d’un beau paysage tient, entre autres choses, à la constante vérité et à la conséquence de la nature. Sans doute la nature ne suit pas ici la méthode logique, qui consiste dans l’enchaînement des principes de connaissance, des antécédents et des conséquents, des prémisses et des conclusions ; mais elle obéit à une loi analogue, à la loi de causalité constituée par l’enchaînement visible des causes et des effets. La moindre modification produite dans un objet par la position, le raccourci, l’éloignement, la perspective linéaire et aérienne, le plus ou moins de lumière ou d’ombre qu’il reçoit, se traduit infailliblement par son effet sur l’œil et entre aussitôt en ligne de compte ; c’est la confirmation du proverbe indien : « Le plus petit grain de riz projette aussi son ombre. » De là cette conséquence parfaite, cette régularité, cet enchaînement et cette scrupuleuse exactitude qui se montrent ici en tout : il n’y a pas ici de faux-fuyants. Considéré en tant que phénomène cérébral, l’aspect d’un beau point de vue est le seul, parmi les phénomènes cérébraux compliqués, qui soit tout à fait régulier, irréprochable et parfait : tous les autres, et surtout nos propres opérations intellectuelles, sont, soit dans leur matière, soit dans leur forme, plus ou moins entachés de défauts et d’inexactitudes. Ce privilège de l’aspect de la belle nature nous explique d’abord l’impression d’harmonie et d’entière satisfaction qu’elle produit, puis encore l’influence favorable qu’elle exerce sur l’ensemble de notre pensée : les formes en deviennent plus justement disposées et s’épurent en quelque sorte ; car ce phénomène cérébral, le seul irréprochable entre tous, imprime à tout le cerveau un mouvement parfaitement normal, et notre pensée, à son tour, par la conséquence, la liaison, la régularité et l’harmonie de toutes ses opérations, cherche à observer cette méthode de la nature, après en avoir reçu l’élan convenable. Un beau point de vue sert donc de catharsis à l’esprit, comme la musique à l’âme, selon Aristote, et c’est en face d’un beau site que l’on pensera le plus juste.

La vue des montagnes qui se découvrent soudain à nos yeux nous met facilement dans une disposition d’esprit sérieuse et même

  1. Ce chapitre se rapporte au § 38 du premier volume.