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de la folie

ne peut conférer aucune valeur à son témoignage sur les événements passés. Le Lalitavistara, qui est, comme on sait, l’histoire de la vie de Bouddha Chakya-Mouni, rapporte que, au moment de sa naissance, sur toute la terre aux malades fut rendue la santé, aux aveugles la vue, aux sourds l’ouïe, et que tous les fous « recouvrèrent le souvenir ». Ces derniers mots sont même répétés en deux passages[1].

Ma propre et longue expérience m’a amené à penser que la folie est relativement fréquente surtout chez les acteurs. Mais aussi quel abus ces gens-là ne font-ils pas de leur mémoire ! Chaque jour c’est un nouveau rôle à apprendre, ou un ancien rôle dont il faut se souvenir ; ces rôles sont sans rapport, et bien plutôt en contradiction, en opposition les uns avec les autres ; enfin, chaque soir l’acteur s’efforce de s’oublier entièrement lui-même, pour devenir un tout autre personnage. N’est-ce pas là le chemin direct vers la folie ?

Pour comprendre plus aisément l’exposé donné dans le texte de la naissance de la folie, rappelons-nous avec quelle répugnance nous pensons aux choses qui blessent fortement nos intérêts, notre orgueil ou nos désirs, avec quelle peine nous nous décidons à les soumettre à l’examen précis et sérieux de notre intellect, avec quelle facilité au contraire nous nous en écartons brusquement ou nous nous en détachons peu à peu sans en avoir conscience ; tandis que les choses agréables pénètrent si bien d’elles-mêmes dans notre esprit, s’y glissent à nouveau, si on les en chasse, et retiennent notre attention pendant des heures entières. C’est dans cette répugnance de la volonté à laisser arriver ce qui lui est contraire à la lumière de l’intellect qu’est la brèche par laquelle la folie peut faire irruption dans l’esprit. Tout événement nouveau et désagréable doit en effet être assimilé par l’intellect, c’est-à-dire prendre place dans le système des vérités relatives à la volonté et à son intérêt, quelque objet plus satisfaisant qu’il ait d’ailleurs à supplanter. L’entrée de l’intellect une fois forcée, l’impression pénible commence à s’affaiblir ; mais l’opération en elle-même est souvent très douloureuse, et ne s’accomplit généralement qu’avec lenteur et non sans difficulté. Ce n’est cependant qu’à la condition qu’elle s’effectue heureusement chaque fois que la santé de l’esprit peut se maintenir. Mais si, même dans un seul cas, la répugnance et la résistance de la volonté à l’admission d’une vérité atteignent un degré où cette opération ne s’accomplit plus dans toute sa pureté ; si certains événements, certains détails sont ainsi entièrement sous-

  1. Rgya Tcher Rol Pa, Hist. de Bouddha Chakya-Mouni, trad. du tibétain par Foucaux, 1848, p. 91 et 99.