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CHAPITRE XXXII[1]
DE LA FOLIE


La vraie santé de l’esprit consiste dans la perfection de la réminiscence. Sans doute il ne faut pas entendre par là que notre mémoire doive tout conserver. Car le cours déjà écoulé de notre vie se confond et se réduit dans le temps, comme dans l’espace le chemin parcouru par le voyageur qui se retourne en arrière : il nous est parfois difficile de distinguer les années une à une ; quant aux jours, il est presque toujours impossible de les reconnaître. Mais les événements en tout semblables et qui reviennent un nombre infini de fois, ceux dont les images se recouvrent en quelque sorte les unes les autres, doivent être les seuls à se confondre dans le souvenir et à ne pouvoir plus être reconnus isolément ; au contraire, tout événement caractéristique ou significatif par quelque côté doit se retrouver dans la mémoire, si l’intellect est normal, vigoureux et entièrement sain. — Dans le corps du premier volume j’ai représenté la folie comme l’interruption du fil des souvenirs, qui se suivent uniformément, quoique avec une abondance et une netteté sans cesse décroissantes. Voici quelques considérations à l’appui de mon opinion.

La mémoire d’un homme sain d’esprit fournit, sur un fait dont il a été le témoin, une certitude tenue pour aussi solide et aussi sûre que sa perception actuelle d’une chose ; aussi le fait dont il dépose sous serment devant un tribunal est-il établi. Par contre, le simple soupçon de folie suffit à infirmer la déclaration d’un témoin. Voilà donc le critérium entre la santé d’esprit et le trouble mental. Le simple fait de douter de la réalité d’un événement que je me rappelle équivaut à un soupçon de folie que j’élève contre moi-même, à moins toutefois que je ne craigne d’avoir simplement rêvé. Un autre homme doute-t-il de la réalité d’un fait que je raconte à titre de témoin oculaire, s’il ne suspecte pas ma loyauté, il me tient pour fou. L’homme qui, à force de répéter un conte forgé à l’origine par lui, en arrive à y croire lui-même, est déjà, sur ce point, à vrai dire, un fou. Un fou est capable de traits d’esprit, de certaines idées sages, parfois même de jugements exacts ; mais on

  1. Ce chapitre se rapporte à la seconde moitié du § 36 du premier volume.