Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
207
du génie

d’intelligence et de raison, qui est le privilège de l’enfance. — Sur quoi repose cette ressemblance de l’enfance avec le génie, j’ai maintenant à peine besoin de le dire : c’est dans l’excès des facultés de connaissance sur les besoins de la volonté, et dans la prédominance de l’activité purement intellectuelle qui en résulte. En réalité, tout enfant est dans une certaine mesure un génie, et tout génie est en quelque façon un enfant. Leur parenté se montre tout d’abord dans la naïveté et la sublime simplicité qui est un trait essentiel du vrai génie ; elle se révèle encore par bien d’autres traits, de sorte que le génie ne laisse pas de toucher à l’enfant par quelques côtés de son caractère. Riemer, dans ses Communications sur Gœthe, rapporte (vol. I, p. 184) que Herder et d’autres disaient de Gœthe, par manière de reproche, qu’il était toujours un grand enfant : ils avaient certainement raison de le dire, mais tort de l’en blâmer. On a dit aussi de Mozart que durant toute sa vie il était demeuré un enfant. (Cf. Nissen, Biographie de Mozart, p. 2 et 529.) Schichtegroll, dans son Nécrologe (1791, vol. II, p. 109), s’exprime ainsi à son sujet : « Il devint de bonne heure un homme dans son art ; mais pour tout le reste il demeura toujours un enfant. » Tout homme de génie est déjà un grand enfant par là même qu’il regarde le monde comme une chose étrangère, comme un spectacle, c’est-à-dire avec un intérêt purement objectif. Aussi n’a-t-il pas plus que l’enfant cette gravité sèche des hommes du commun, qui, incapables de sentir d’autre intérêt que le leur propre, ne voient jamais dans les choses que des motifs pour leurs actions. Celui qui ne demeure pas, durant sa vie, en quelque mesure un grand enfant, mais devient un homme sérieux, froid, toujours posé et raisonnable, celui-là peut être en ce monde un citoyen très utile et capable, mais jamais il ne sera un génie. Ce qui constitue en effet le génie, c’est que chez lui cette prédominance, naturelle à l’enfant, du système sensible et de l’activité intellectuelle, se maintient, par anomalie, toute sa vie durant, et devient ainsi continue. Sans doute, chez quelques individus ordinaires, il s’en transmet encore quelques vestiges jusque dans la jeunesse ; de là viennent, par exemple, chez plus d’un étudiant une aspiration purement intellectuelle et une excentricité géniale qu’on ne peut méconnaître. Mais la nature rentre bientôt dans son ornière : ils se métamorphosent et sortent de leur chrysalide, à l’âge d’homme, sous la forme de philistins incarnés, devant lesquels on recule avec effroi, si on les rencontre dans les années suivantes. — C’est sur le phénomène ici exposé que repose cette belle remarque de Gœthe : « Les enfants ne tiennent pas ce qu’ils promettent ; les jeunes gens, très rarement, et s’ils tiennent parole, c’est le monde qui ne le leur tient pas. » (Affinités électives, part. I, chap. x.) C’est le