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le monde comme volonté et comme représentation

que la volonté émanât de l’intelligence, comment les animaux, même dans les espèces inférieures, pourraient-ils à une connaissance extrêmement pauvre joindre une volonté si souvent indomptable et violente ? Cette erreur fondamentale faisant en quelque sorte de l’accident la substance, a engagé les philosophes dans des chemins faux dont il leur a été impossible de sortir. — Chez l’homme, cette prépondérance relative seulement du connaître sur le vouloir peut aller très loin ; dans certains individus, extraordinairement favorisés, la connaissance, c’est-à-dire la partie secondaire de la conscience, arrivée à son maximum de développement, se détache entièrement de la partie voulante ; elle agit librement, à son propre compte, c’est-à-dire sans recevoir l’impulsion de la volonté, et de la sorte devient purement objective, miroir lumineux du monde ; c’est de la connaissance, arrivée à ce degré d’autonomie, que sortent les conceptions du génie, qui sont l’objet de notre troisième livre.

III. — Si nous parcourons de haut en bas l’échelle hiérarchique des animaux, nous voyons que l’intellect y devient de plus en plus faible et imparfait ; mais nous ne remarquons nullement une dégradation correspondante de la volonté. Celle-ci au contraire s’affirme partout identique à elle-même, et se produit toujours avec les mêmes caractères : attachement extrême à la vie, souci de l’individu et de l’espèce, égoïsme absolu à l’égard de tous les autres êtres, inclinations fondamentales, auxquels se rattachent des penchants secondaires. Chez le moindre insecte même la volonté existe dans toute sa perfection et son intégrité ; il veut ce qu’il veut aussi résolument et aussi parfaitement que l’homme. Il n’y a de différence que dans ce qui est voulu, c’est-à-dire dans les motifs, mais ceux-ci ressortent de l’intellect. Ce dernier élément secondaire attaché à des organes corporels, a des degrés de perfection innombrables et est essentiellement limité et imparfait. La volonté, au contraire, comme chose en soi, comme élément primaire, ne peut jamais être imparfaite ; chaque acte de volonté est tout ce qu’il peut être. En vertu de la simplicité dont la volonté est douée en tant que chose en soi, en tant que phénomène immédiat de l’être métaphysique, son essence ne comporte pas de degrés, mais est toujours égale à elle-même : elle ne présente de degrés que dans sa manièrer d’être affectée, qui va du penchant le plus faible jusqu’à la passion, ainsi que dans sa facilité à être affectée, qui suit une gradation ascendante, depuis le tempérament phlegmatique jusqu’au tempérament colérique. L’intellect, au contraire, ne présente pas seulement des degrés dans la manière d’être affecté, qui va de la torpeur à la verve et à l’enthousiasme ; son essence même en comporte : cette essence varie en perfection, elle suit un développement croissant depuis