Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
le monde comme volonté et comme représentation

de la plupart des enfants : ils ont en somme plus de disposition et d’aptitude que les adultes à toute occupation théorique ; par suite de la marche de développement indiquée, ils ont plus d’intellect que de volonté, c’est-à-dire que de penchant, de désir, de passion. Car intellect et cerveau ne sont qu’un, de même que le système génital ne fait qu’un avec le plus violent de tous les désirs : aussi l’ai-je nommé le foyer du vouloir. C’est justement parce que la fatale activité de ce système sommeille encore, alors que celle du cerveau est déjà tout éveillée, que l’enfance est le temps de l’innocence et du bonheur, le paradis de la vie, l’Eden perdu, vers lequel, durant tout le reste de notre vie, nous tournons les yeux avec regret. Ce qui fait ce bonheur, c’est que pendant l’enfance notre existence entière réside bien plus dans le connaître que dans le vouloir ; et cet état trouve encore un soutien extérieur dans la nouveauté de toutes les choses pour nous. De là ces couleurs si fraîches, cet éclat magique et irrésistible dont le monde, à l’aurore de la vie, nous apparaît revêtu. Les faibles désirs, les penchants indécis et les minces soucis de l’enfance sont un bien léger contrepoids à cette prédominance de l’activité intellectuelle. Ainsi s’explique le regard des enfants, regard innocent et clair qui nous ranime et atteint parfois chez quelques-uns cette expression élevée et contemplative dont Raphaël a ennobli ces têtes d’anges. Les facultés intellectuelles se développent donc bien plus tôt que les besoins qu’elles sont destinées à servir ; et ici la nature procède, comme partout, avec une convenance parfaite. Car en ce temps où l’intelligence domine, l’homme amasse une grande provision de connaissances pour les besoins futurs, à lui encore inconnus. De là l’incessante activité de son intellect, son avidité à saisir tous les phénomènes, le soin qu’il apporte à y réfléchir et à les entasser en vue de l’avenir, semblable à l’abeille qui recueille bien plus de miel qu’elle n’en peut dépenser, en prévision des besoins futurs. Ce que l’homme acquiert en vues et en connaissances de toutes sortes jusqu’à l’entrée de l’adolescence dépasse, dans son ensemble, tout ce qu’il pourra apprendre plus tard, si savant qu’il devienne : car c’est là le fondement de toutes les connaissances humaines. — Jusqu’à la même époque la plasticité domine aussi dans le corps de l’enfant ; plus tard, son œuvre une fois terminée, elle reporte ses forces par un déplacement sur le système génital ; avec la puberté paraît ainsi l’instinct sexuel et peu à peu s’affirme la prépondérance de la volonté. À l’enfance surtout, théorique et désireuse d’apprendre, succède alors l’inquiète jeunesse, tantôt orageuse, tantôt sombre ; puis plus tard l’âge viril à la fois violent et sérieux. C’est précisément parce que cet instinct, gros de malheurs, manque encore à l’enfant que sa volonté est si modérée, subordonnée à la connaissance d’où naît ce caractère d’inno-