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du génie

(Jean, VII, 6.) — Le talent a la force de créer ce qui dépasse la faculté de production, mais non la faculté de perception des autres hommes ; aussi trouve-t-il dès le premier moment des gens pour l’apprécier. L’œuvre du génie dépasse au contraire non seulement la faculté de production, mais encore la faculté de perception des autres hommes ; aussi les autres ne le comprennent-ils pas tout d’abord. Le talent, c’est le tireur qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher ; le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir : ils n’apprennent donc à le connaître qu’indirectement, c’est-à-dire tard, et ils s’en rapportent alors même à la parole d’autrui. Aussi Gœthe dit-il dans son Épître didactique : « L’imitation est innée en nous ; mais nous ne reconnaissons pas sans peine ce qu’il nous faut imiter. L’excellent se rencontre rarement ; il est apprécié plus rarement encore. » Et Chamfort : « Il en est de la valeur des hommes comme de celle des diamants qui, à une certaine mesure de grosseur, de pureté, de perfection, ont un prix fixe et marqué, mais qui, par-delà cette mesure, restent sans prix, et ne trouvent point d’acheteurs. » Bacon de Vérulam avait déjà énoncé ce principe : Infimarum virtutum, apud vulgus, laus est, mediarum admiratio, supremarum nullus sensus. (De augm. sc., liv. VI, chap. iii.) Oui, pourrait-on m’objecter, apud vulgus ! — Je m’appuierai alors sur cette affirmation de Machiavel : Nel mondo non è se non volgo[1], et sur cette remarque de Thilo (De la gloire) que chacun appartient plus qu’on ne le croit à la grande masse du commun. — Une conséquence de cette reconnaissance tardive des œuvres de génie, c’est qu’elles sont rarement goûtées par les contemporains, c’est-à-dire dans toute la fraîcheur de coloris que leur prêtent l’actualité et le moment présent : elles sont comme les figues et les dattes, qu’on mange plus souvent desséchées que fraîches.

Si nous considérons encore enfin le génie au point de vue corporel, nous le trouvons soumis à plusieurs conditions anatomiques et physiologiques, qui même séparées se rencontrent rarement parfaites, à plus forte raison réunies, et n’en sont pas moins indispensables ; aussi le génie n’apparaît-il que comme une exception tout à fait isolée et presque miraculeuse. La condition fondamentale est une prédominance anormale de la sensibilité sur l’irritabilité et la faculté de reproduction, et, cela, circonstance aggravante, dans un corps masculin. (Les femmes peuvent avoir un talent considérable, mais jamais de génie ; car elles demeurent toujours subjectives.) De même le système cérébral doit être séparé et entièrement isolé du système ganglionnaire, de manière à être en par-

  1. Il n’y a rien d’autre en ce monde que du vulgaire.