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le monde comme volonté et comme représentation

personnelles ; il est en même temps une intelligence pure, et appartient comme tel à l’humanité entière. Le cours des pensées d’un intellect détaché de son sol maternel, de la volonté, et qui n’y fait retour que par intervalles, ne tardera pas à se séparer entièrement de celui d’un intellect normal, encore adhérent à sa racine. Par là, et à cause de cette inégalité dans la marche de l’esprit, il sera impropre à penser en commun, c’est-à-dire à entrer en conversation avec les autres ; les autres, écrasés par sa supériorité, trouveront aussi peu de plaisir dans sa société que lui dans la leur. Ils se sentiront plus à l’aise avec leurs semblables, et il préférera aussi s’entretenir avec ses pareils, bien qu’il ne le puisse en général qu’à travers les œuvres laissées par eux. Aussi Chamfort dit-il très justement : « Il y a peu de vices qui empêchent un homme d’avoir beaucoup d’amis, autant que peuvent le faire de trop grandes qualités. » Le sort le plus heureux qui puisse échoir en partage au génie, c’est d’être dispensé de toutes les occupations pratiques qui ne sont pas son élément, et d’avoir tout loisir pour travailler et produire. — La conséquence générale de ce qui précède, c’est que, si le génie procure la félicité à celui qui le possède, à l’heure où, se livrant à lui sans entraves, il peut s’abandonner avec délices à l’inspiration, il n’est nullement propre à lui assurer une existence heureuse, bien au contraire. Les témoignages fournis par les biographies sont la confirmation de cette vérité. À tous ces inconvénients s’ajoute encore un désaccord extérieur, car le génie, dans tout ce qu’il fait, dans tout ce qu’il crée même, est d’ordinaire en opposition et en lutte avec son temps. Les simples hommes de talent arrivent toujours au moment voulu ; car, pleins de l’esprit de leur époque, appelés par les besoins de leur temps, ils ne sont capables que d’y satisfaire. Ils interviennent donc dans le développement progressif de leurs contemporains ou dans l’avancement graduel d’une science particulière, et ils trouvent là récompense et approbation. Mais la génération suivante ne peut plus goûter leurs œuvres : celles-ci doivent céder la place à d’autres, qui ne font pas non plus défaut. Le génie, au contraire, traverse son temps, comme la comète croise les orbites des planètes, de sa course excentrique et étrangère à cette marche bien réglée qui se peut embrasser d’un seul coup d’œil. Aussi ne peut-il concourir au développement régulier de la civilisation déjà existante ; mais, semblable à l’imperator romain qui, se vouant à la mort, lançait son javelot dans les rangs ennemis, il jette ses œuvres bien loin en avant sur la route où le temps seul viendra plus tard les ramasser. Son rapport aux hommes de talent qui occupent jusque-là le faîte de la gloire se pourrait exprimer par ces paroles de l’Évangéliste :

« Ο καιρος ο εμος ουπω παρεστιν’ο δε καιρος ο υμετερος παντοτε εστιν ετοιμος. »