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du génie

l’occasion, cette connaissance d’une élévation démesurée se tournera tout entière, de toute son énergie, vers les intérêts et les misères de la volonté, il lui arrivera facilement d’en prendre une idée trop vive, de voir tout sous des couleurs trop crues, dans un jour trop intense, sous un grossissement énorme, et l’individu ne pourra tomber que dans l’extrême. Ajoutez encore les explications suivantes. Toute grande œuvre théorique, de quelque genre qu’elle soit, demande pour être produite, de la part de son auteur, qu’il dirige toutes les forces de son énergie vers un seul point, qu’il les y fasse converger et les y concentre avec tant de force, de fermeté et de persistance, que tout le reste du monde disparaisse à ses yeux et que son sujet remplisse pour lui toute la réalité. Mais cette même grande et puissante concentration, l’un des privilèges du génie, se produit aussi parfois pour les objets de la réalité, pour les intérêts de la vie quotidienne : portés alors sous un tel foyer, ils acquièrent un grossissement si monstrueux, qu’ils apparaissent, comme la puce vue au microscope solaire, avec les dimensions d’un éléphant. De là, parfois, chez les individus éminents, ces émotions violentes et diverses à propos de bagatelles ; les autres ne conçoivent pas comment ils peuvent être jetés dans l’affliction, dans la joie, dans l’angoisse, la crainte ou la colère, etc., par des choses qui laisseraient parfaitement calme un homme du vulgaire. Aussi le génie manque-t-il de sang-froid, car le sang-froid consiste justement à ne rien voir de plus dans les choses que ce qui leur appartient, surtout par rapport à nos fins possibles ; il en résulte qu’un homme de sang-froid ne peut pas être un génie. Aux inconvénients signalés s’ajoute encore l’excessive sensibilité, due à l’exaltation anormale de la vie nerveuse et cérébrale et jointe à cette autre condition du génie, la violence passionnée de la volonté, qui se traduit au physique par l’énergie des battements du cœur. De cet ensemble de causes résultent facilement cette tension excessive de l’âme, cette impétuosité des émotions, cette mobilité extrême d’humeur, avec cette disposition prédominante à la mélancolie, que Gœthe nous a mises sous les yeux dans le Tasse. Quelle sagesse, quelle fermeté tranquille, quelle sûreté de coup d’œil, quelle entière assurance et quelle égalité de conduite chez l’homme normal bien doué, en comparaison de cet abattement rêveur ou de cette excitation passionnée de l’homme de génie, dont les souffrances intimes sont le germe d’œuvres immortelles ! — De plus, le génie est essentiellement solitaire. Il est trop rare pour rencontrer facilement des semblables et trop différent des autres pour se mêler à eux. Chez eux c’est la volonté, chez lui c’est la connaissance qui l’emporte ; aussi leurs joies ne sont pas les siennes, comme ses joies ne sont pas les leurs. Ils sont simplement des êtres moraux, bornés à des relations