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le monde comme volonté et comme représentation

pas : « Qu’il est heureux d’être aujourd’hui encore admiré de tous ! » mais : « Combien il a dû être heureux dans la jouissance immédiate d’un esprit dont les vestiges délassent encore une suite de siècles ! » Le mérite ne réside pas dans la gloire, mais dans les facultés qui la procurent, et la jouissance est dans la création d’œuvres immortelles. Aussi ceux qui croient prouver le néant de la renommée, en disant que ceux qui y parviennent après leur mort n’en savent rien, peuvent être rapprochés de celui qui veut faire l’entendu, et, pour détourner un homme de jeter des regards d’envie sur un amas d’écailles d’huîtres placées dans la cour du voisin, cherche à lui en démontrer très gravement l’entière inutilité.

De nos considérations sur l’essence du génie il résulte que le génie est une faculté contre nature, puisqu’il consiste en ce que l’intellect, destiné à servir la volonté, s’émancipe de cet esclavage pour travailler de son propre chef. Le génie est donc un intellect devenu infidèle à sa mission. Là-dessus reposent les inconvénients qui y sont attachés, et à l’examen desquels va nous mener la comparaison du génie avec les êtres où la prédominance de l’intellect n’est pas aussi marquée.

L’intellect de l’homme normal, rigoureusement lié au service de la volonté, ne s’occupe par suite que de la réception des motifs et semble être comme l’ensemble des fils propres à mettre en mouvement chacune des marionnettes sur le théâtre du monde. De là, chez la plupart des hommes, cet air grave, sec, posé, que surpasse seul le sérieux des animaux, incapables de rire. Le génie, au contraire, avec son intellect dégagé de toute entrave, fait l’effet d’un acteur vivant placé au milieu des grandes poupées du fameux théâtre de marionnettes de Milan : seul à comprendre tout le mécanisme, il aurait plaisir à s’échapper un instant de la scène pour aller dans une loge jouir du spectacle : c’est la réflexion géniale. — Mais l’homme même le plus intelligent et le plus raisonnable, celui qu’on peut presque appeler du nom de sage, est très différent du génie : son intellect conserve une tendance pratique, soucieux de choisir les fins les meilleures, les moyens plus convenables, et ne cesse pas de demeurer ainsi au service de la volonté, de suivre dans son activité l’impulsion naturelle. Le sérieux ferme et pratique dans la vie que les Romains désignaient par le terme de gravitas, suppose que l’intellect n’abandonne pas le service de la volonté pour s’égarer à la recherche de ce qui ne s’y rapporte pas : aussi ne comporte-t-il pas cette séparation de l’intellect et de la volonté qui est la condition du génie. Si l’homme doué d’une intelligence même éminente est propre à rendre de grands services dans la pratique, c’est justement parce que les objets sont un vif stimulant pour sa volonté et l’excitent à poursuivre sans relâche l’étude de leurs relations et de