Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
le monde comme volonté et comme représentation

bruit de la mer qui s’élève de la bourse entière et étonne l’observateur placé à distance. Pour le génie au contraire, dont l’intellect est détaché de la volonté et par suite de la personne, rien de tout ce qui concerne l’individu ne lui voile le monde et les choses ; il les perçoit distinctement, il les voit, tels qu’ils sont en eux-mêmes, dans une intuition objective : c’est en ce sens qu’il est « réfléchi ».

Cette réflexion est ce qui rend capable le peintre de reproduire fidèlement sur la toile la nature qu’il a sous les yeux, et le poète d’évoquer sans erreur, au moyen de concepts abstraits, l’intuition actuelle, en l’énonçant et en la portant à la conscience expresse ; elle lui permet aussi d’exprimer par des mots ce que les autres se bornent à sentir. — L’animal vit sans réflexion. Il possède la conscience, c’est-à-dire qu’il se connaît lui-même, il connaît son bonheur et son mal, ainsi que les objets qui en sont la cause. Mais sa connaissance demeure toujours subjective, sans jamais devenir objective ; tout ce qui y rentre lui semble s’entendre de soi et ne peut jamais devenir pour lui ni un plan (objet de représentation), ni un problème (objet de méditation). Sa conscience est ainsi toute immanente. La conscience des hommes du vulgaire est de nature sinon semblable, du moins analogue, car leur perception des choses et du monde est par-dessus tout subjective et immanente. Elle voit les choses dans le monde, mais non pas le monde ; elle voit ses propres actions et ses souffrances, sans se voir elle-même. À mesure maintenant que grandit, par degrés infinis, la clarté de la conscience, la réflexion prend une place de plus en plus grande, et ainsi peu à peu jusqu’à ce que parfois, quoique rarement encore et avec une netteté très différente selon les cas, le cerveau soit traversé comme par un éclair de cette question : « Qu’est-ce que tout cela ? » ou de celle-ci : « Comment tout cela est-il donc fait ? » Parvenue à une grande précision et posée avec persistance, la première question produira le philosophe, et la seconde l’artiste ou le poète. C’est ainsi que la haute mission de ces hommes a sa racine dans la réflexion, due tout d’abord à la netteté avec laquelle ils perçoivent ce monde et eux-mêmes, et qui les porte à méditer sur ce sujet. Mais l’opération dans son ensemble résulte de ce que l’intellect, par sa prédominance, se dégage parfois de la volonté, dont il est à l’origine l’esclave.

Les considérations exposées ici sur le génie complètent ce que j’ai dit au chapitre xxi de cette séparation toujours plus profonde entre la volonté et l’intellect qui se peut constater dans toute la série des êtres. Cette séparation atteint son degré suprême dans le génie, où l’intellect arrive à se détacher entièrement de la volonté, sa racine, de manière à devenir complètement libre et à assurer enfin la parfaite objectivation du monde comme représentation.