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du génie

toujours que des exemplaires très défectueux. De là vient le besoin de l’imagination pour compléter toutes les images expressives de la vie, pour les ordonner, les colorer, les fixer et les reproduire à volonté, selon que le demande l’objet d’une étude pénétrante et profonde et de l’œuvre d’art significative destinée à la répandre. La haute valeur de l’imagination tient à ce qu’elle est pour le génie un instrument indispensable. Car c’est seulement par son aide que le génie peut, selon les exigences d’enchaînement de son œuvre plastique, poétique ou philosophique, se représenter chaque objet et chaque incident par une image vivante et puiser ainsi un aliment toujours nouveau à la source première de toute connaissance, dans l’intuition. L’homme doué d’imagination peut en quelque sorte évoquer des esprits propres à lui révéler, au moment voulu, des vérités que la nue réalité des choses ne lui offre qu’affaiblies, que rares et presque toujours à contre-temps. Il existe entre lui et l’homme dénué d’imagination le même rapport qu’entre l’animal libre dans ses mouvements ou même pourvu d’ailes et le coquillage soudé à son rocher et réduit à attendre ce que le hasard voudra bien lui apporter. Car l’homme sans imagination ne connaît d’autre intuition que l’intuition réelle des sens, et jusqu’au moment de la posséder, il doit ronger des concepts et des abstractions, qui ne sont pourtant que les écorces et les enveloppes, non le noyau de la connaissance. Il ne pourra jamais rien faire de grand, sauf peut-être dans le calcul et dans les mathématiques. — Les œuvres des arts plastiques et de la poésie, de même que les productions de la mimique, peuvent être aussi regardées comme des moyens de suppléer, dans la mesure du possible, l’imagination chez ceux qui en manquent et d’en faciliter l’usage à ceux qui la possèdent.

Si, d’après ce qui précède, le genre de connaissance particulier et essentiel au génie est l’intuition, l’objet propre néanmoins n’en est nullement constitué par les êtres individuels, mais par les idées platoniciennes qui s’expriment en eux, telles que nous en avons analysé la conception au chapitre xxix. Dans le particulier voir toujours le général, voilà le trait caractéristique du génie ; l’homme ordinaire ne reconnaît au contraire jamais dans le particulier que le particulier même, puisque c’est à ce titre unique que le particulier appartient à la réalité, seule capable de l’intéresser par ses rapports avec la volonté. Le degré où chacun, non par la pensée, mais par l’intuition immédiate, aperçoit dans l’individu l’individu seul, ou bien déjà un caractère plus ou moins général, jusqu’au principe universel de l’espèce, voilà la mesure de sa distance au génie. Par conséquent, l’essence des choses, leur côté général, leur ensemble, tel est en somme l’objet propre du génie : le domaine du talent, c’est l’étude des phénomènes particuliers dans les sciences