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du génie

la connaissance demeure restreinte aux relations. Voilà pourquoi dans un cerveau normal les images des choses ne parviennent pas à une objectivité pure et parfaite ; car sa force d’intuition s’épuise et devient inactive, dès que la volonté n’est plus là pour la stimuler et la mettre en mouvement ; elle n’a pas assez d’énergie pour concevoir le monde dans une pure objectivité en vertu de son élasticité propre et sans but. Là, au contraire, où il n’en est pas ainsi, là où la faculté représentative du cerveau possède un excédent de force suffisant à la production d’une image pure, nette, objective et désintéressée du monde extérieur, image inutile aux intentions de la volonté et qui, à un degré supérieur, peut être pour elles une cause de trouble et même un danger, — là commence à exister pour le moins une disposition à cette anomalie qu’on nomme génie pour indiquer qu’ici semble entrer en activité un principe étranger à la volonté, c’est-à-dire au moi propre, une sorte de « génie » véritable survenu du dehors. Mais, pour parler sans métaphore, le génie consiste dans un développement considérable de la faculté de connaissance, développement supérieur aux besoins du service de la volonté, pour lequel seul cette faculté est née à l’origine. Aussi la physiologie pourrait-elle à la rigueur ranger dans une certaine mesure un tel excédent d’activité et en même temps de substance cérébrale parmi les monstres per excessum, qu’elle classe, comme on sait, à côté des monstres per defectum et des monstres per situm mutatum. L’essence du génie est donc un excès anormal d’intelligence, dont le seul emploi possible est l’application à la connaissance de ce qu’il y a de général dans l’être ; il est donc consacré au service de l’humanité entière, comme l’intellect anormal l’est à celui de l’individu. Pour plus de clarté on pourrait dire : si l’homme normal est formé de 2/3 de volonté et de 1/3 d’intellect, l’homme de génie comprend 2/3 d’intellect et 1/3 de volonté. On en pourrait encore donner l’explication chimique par une comparaison : la base et l’acide d’un sel neutre se distinguent l’un de l’autre en ce que les rapports du radical à l’oxygène sont inverses dans les deux cas considérés. La base en effet ou alcali n’est base que par la prédominance du radical sur l’oxygène, et l’acide n’est tel que par la proportion plus grande d’oxygène. Tel est aussi le rapport de l’homme normal au génie au point de vue de la volonté et de l’intelligence. De là entre eux une différence décisive qui se manifeste déjà dans tout leur être, dans leur conduite et dans leurs actions, mais surtout dans leurs œuvres. Pour en marquer la différence, on pourrait dire qu’en chimie l’opposition totale engendre l’affinité et l’attraction la plus forte entre les corps, tandis que chez les hommes c’est le contraire qui a coutume de se produire.

La première manifestation que provoque un tel excès de la force