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le monde comme volonté et comme représentation

subjectives. Car il est certain que la nature étalée devant nous s’offre à chaque cerveau différent sous un aspect très différent, et, soit par le pinceau, soit par le ciseau, par la parole ou par les gestes faits sur la scène, chacun ne peut la rendre que telle qu’il la voit. L’objectivité seule fait l’artiste ; mais elle n’est possible qu’à la condition que l’intellect, détaché de la volonté, sa racine, plane d’un libre essor, sans cesser d’agir avec la plus haute énergie.

Le jeune homme, dont l’intuition intellectuelle est encore dans toute sa fraîcheur et dans toute sa force, se représente bien souvent la nature dans une objectivité parfaite, et par suite dans toute sa beauté. Mais ce qui trouble parfois pour lui le plaisir d’un tel spectacle, c’est la réflexion que les belles choses ici présentes sont avec lui sans aucun rapport personnel, capable d’exciter son intérêt et sa joie ; il voudrait que sa vie prît la forme d’un roman intéressant : « Derrière ce rocher en saillie devrait m’attendre une troupe d’amis bien montés ; — auprès de cette cascade devrait se reposer ma bien-aimée ; — cet édifice si bien illuminé devrait être sa demeure, et cette fenêtre garnie de verdure devrait être la sienne ; — mais ce monde si beau n’est que solitude pour moi, etc. » Ces billevesées mélancoliques de jeune homme reposent au fond sur une contradiction. Car la beauté avec laquelle ces objets lui apparaissent tient justement à la pure objectivité, c’est-à-dire au désintéressement de son intuition ; elle serait aussitôt annulée par cette relation avec sa volonté dont le jeune homme regrette douloureusement l’absence, et aussitôt disparaîtrait le charme qui lui procure en ce moment une jouissance véritable, quoique mélangée d’une impression pénible. — Il en est du reste de même à tout âge et en toute circonstance : la beauté du paysage qui nous ravit à l’heure présente cesserait d’être, si nous avions avec lui quelque rapport personnel dont la conscience ne nous quitterait pas. Aucune chose n’est belle qu’aussi longtemps qu’elle ne nous concerne pas. (Il n’est pas question ici de passion amoureuse, mais de jouissance esthétique.) La vie n’est jamais belle, ses images seules le sont, une fois transfigurées par le miroir de l’art ou de la poésie ; et cela surtout pendant la jeunesse, alors que nous ne connaissons rien encore de l’existence. Plus d’un jeune homme s’apaiserait si on pouvait l’amener à cette idée.

Pourquoi la vue de la pleine lune exerce-t-elle une action si bienfaisante, si calmante, si propre à élever l’âme ? C’est que la lune est objet d’intuition, et non de volonté :

« Les étoiles, on ne les désire pas ; on ne peut que se réjouir de leur splendeur[1]. »

  1. Goethe

    « Die Sterne, die begeht man nicht,
    Man freut sich ihrer Pracht. »