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du pur sujet de la connaissance

un point de vue tout objectif. C’est là-dessus que repose en grande partie le charme des voyages. C’est pourquoi encore on cherche à accroître l’effet des œuvres narratives ou dramatiques, en en transportant la scène dans des temps et des pays éloignés, les Allemands en Italie et en Espagne, les Italiens en Allemagne, en Pologne, ou même en Hollande. — Si la conception intuitive, entièrement objective, purifiée de tout vouloir, est la condition de la jouissance esthétique, à plus forte raison est-elle indispensable à la création des œuvres esthétiques. Tout bon tableau, toute poésie véritable porte l’empreinte de cette situation d’esprit. Car seuls les sentiments puisés dans la contemplation objective pure, ou directement excités par elle, contiennent le germe vivant d’où peuvent naître des productions vraies et originales, aussi bien en poésie et même en philosophie que dans les arts plastiques. Le punctum saliens de toute œuvre belle, de toute pensée grande ou profonde est une intuition entièrement objective. Or la condition d’une telle intuition est le silence complet de la volonté, qui ne laisse subsister dans l’homme que le pur sujet de la connaissance. Le génie n’est autre chose qu’une disposition à faire prévaloir cet état.

Avec cette disparition de la volonté hors de la conscience coïncide la suppression de l’individualité et des tristesses, des misères qui l’accompagnent. Aussi ai-je décrit ce pur sujet de la connaissance, qui seul demeure alors, comme l’œil du monde ; cet œil, quoique avec plus ou moins de clarté, regarde en toute créature vivante ; il est à l’abri de la naissance et de la mort, et ainsi, identique à lui-même, toujours un, toujours le même, il est le support du monde des idées permanentes, c’est-à-dire de l’objectivité adéquate de la volonté, tandis que le sujet individuel, troublé dans sa connaissance par cette individualité même sortie de la volonté, n’a pour objet que des choses isolées et est passager comme elles. — Au sens ici marqué on peut attribuer à tout homme deux existences. En tant que volonté, c’est-à-dire en tant qu’individu, il est une créature une, exclusivement une, et comme tel il a suffisamment à faire et à souffrir. Comme contemplateur purement objectif, il est le pur sujet de la connaissance, dans la conscience duquel seulement le monde objectif existe ; comme tel, il est toutes les choses, en tant qu’il les perçoit, et leur existence en lui ne comporte ni gêne ni fardeau. C’est en effet sa propre existence, puisqu’elle est tout entière contenue dans sa représentation ; mais ici elle est dégagée de la volonté. En tant au contraire qu’elle est volonté, elle n’est pas en lui. Chacun est heureux, quand il est toutes choses ; et malheureux, quand il n’est plus qu’individu. — Il suffit à toute condition, à toute créature, à toute scène de la vie, d’être conçue objectivement, d’être décrite par le pinceau ou par la parole, pour sembler intéressante, délicieuse, enviable :