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le monde comme volonté et comme représentation

l’idée du milieu de la réalité, il faut en quelque sorte faire abstraction de sa volonté propre, s’élever au-dessus de son intérêt, ce qui exige une énergie particulière de l’intelligence. Cette énergie n’appartient au plus haut degré et pour quelque durée qu’au seul génie ; le génie en effet consiste précisément dans la possession d’une force intellectuelle plus grande que n’en demande le service de la volonté individuelle, et dans l’emploi de l’excédent resté libre à la connaissance pure du monde sans souci de la volonté. Si l’œuvre d’art facilite la conception des idées, source de la puissance esthétique, ce n’est pas seulement pour donner aux choses plus de netteté et plus de relief par la mise en évidence de l’élément essentiel et par l’exclusion de l’accessoire ; c’est encore et tout au moins autant par ce mutisme complet, nécessaire à la conception purement objective de la nature des choses, auquel l’art réduit à coup sûr la volonté, en présentant à notre intuition un objet situé lui-même hors du domaine des choses capables d’intéresser la volonté, en nous présentant une simple image, et non une réalité. Cette vérité s’applique non seulement aux œuvres des arts plastiques, mais encore à la poésie ; l’effet de la poésie suppose aussi pour condition une conception désintéressée, détachée du vouloir, et par là purement objective. C’est une conception de ce genre qui nous fait paraître pittoresque un objet aperçu, et poétique un événement de la vie réelle : car seule elle peut répandre sur la réalité cet éclat enchanteur que l’on nomme le pittoresque dans les objets de l’intuition sensible, et la couleur poétique pour les visions de l’imagination. Quand le poète célèbre la sérénité du matin, la beauté du soir, le calme du clair de lune, etc., l’objet véritable de ses chants, c’est, à son insu, le pur sujet de la connaissance, qu’évoquent ces beautés naturelles et devant lequel la volonté s’efface et disparaît de la conscience : ainsi naît cette tranquillité du cœur, qui hors de là ne se peut obtenir sur cette terre ; sinon d’où viendrait l’influence bienfaisante, l’action magique exercée sur nous par ces vers :

Nox erat, et cœlo fulgebat luna sereno,
Inter minora sidera.

La nouveauté complète d’objets inconnus pour nous en favorise la conception désintéressée et tout objective. Par là s’explique cet effet pittoresque ou poétique attribué par l’étranger ou par le simple voyageur à des objets qui sont loin de produire la même impression sur les indigènes : ainsi la vue d’une ville étrangère laisse au touriste une impression des plus agréables, qu’elle est loin d’exercer sur l’habitant ; la raison en est que le voyageur, placé en dehors de tout rapport avec la ville et ses habitants, la contemple à