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le monde comme volonté et comme représentation

d’autre part des conditions passagères, puisqu’il est soutenu par tout ce qui accroît la tension et la réceptivité du système nerveux cérébral, sans exciter pourtant la moindre passion. Qu’on n’entende pas par là les boissons spiritueuses ou l’opium, mais bien plutôt une nuit entière d’un sommeil tranquille, un bain froid, et tout ce qui, en calmant la circulation et la force des passions, donne à l’activité cérébrale une prédominance acquise sans effort. Ces stimulants naturels du travail des nerfs cérébraux exercent une action qui grandit avec le développement et l’énergie générale du cerveau ; ils détachent de plus en plus l’objet du sujet et finissent par produire cet état de pure objectivité de l’intuition, qui élimine de lui-même la volonté de la conscience, et dans lequel toutes choses apparaissent avec une clarté et une précision plus intenses ; nous ne connaissons pour ainsi dire alors que les choses, sans presque plus rien savoir de nous ; et toute notre conscience n’est plus que l’intermédiaire qui sert à faire pénétrer l’objet de l’intuition dans le monde de la représentation. La connaissance pure, sans mélange de volonté, se produit donc, lorsque la conscience des autres choses s’élève à une telle puissance que la conscience du moi propre disparaît. Car, pour embrasser le monde d’une vue purement objective, il faut ne plus savoir qu’on y appartient ; et les choses gagnent en beauté à nos yeux, à mesure que la conscience extérieure s’accroît et que la conscience individuelle s’évanouit. — Mais toute souffrance procède de la volonté, fondement du moi propre ; par l’effacement de ce côté de la conscience, toute possibilité de souffrance se trouve donc supprimée, et l’état d’objectivité pure de l’intuition devient en même temps un état de félicité absolue : aussi ai-je montré qu’il était l’un des deux éléments de la jouissance esthétique. La conscience du moi propre, c’est-à-dire la subjectivité, la volonté, reprend-elle au contraire le dessus, aussitôt il se produit un degré correspondant de malaise et de trouble : de malaise, par le sentiment que nous retrouvons de notre matérialité, c’est-à-dire de l’organisme qui en soi est la volonté ; de trouble, par l’effet des désirs, des émotions, des passions, des soucis dont la volonté, aidée de l’intelligence, recommence à remplir notre conscience. Car partout la volonté, en tant que principe de subjectivité, est l’opposé, l’antagoniste de la connaissance. La plus grande concentration de la subjectivité se produit dans l’acte volontaire proprement dit, qui nous donne la conscience la plus nette de notre moi. Toutes les autres excitations de la volonté ne sont que des préparations à l’acte : l’acte même est à la subjectivité ce que le jaillissement de l’étincelle est à l’appareil électrique. — Toute sensation corporelle est en soi excitation de la volonté, et plus souvent, à vrai dire, de la noluntas que de la voluntas. L’excitation du vouloir par voie intellectuelle est celle qui