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CHAPITRE XXX[1]
DU PUR SUJET DE LA CONNAISSANCE


La conception d’une idée, l’introduction de cette idée dans notre conscience demande en nous pour condition préalable un changement qu’on pourrait aussi regarder comme un acte de renoncement à soi-même. Ce changement consiste en effet dans une séparation momentanée et complète de la connaissance d’avec la volonté propre : la connaissance doit alors perdre totalement de vue le précieux gage qui lui est confié et considérer les choses comme si elles ne pouvaient jamais concerner en rien la volonté. Car c’est le seul moyen pour la connaissance de devenir le pur reflet de la nature objective des choses. Toute œuvre d’art véritable doit avoir pour principe et pour base une connaissance soumise à ces conditions. La modification ainsi réclamée dans le sujet, par cela même qu’elle consiste dans l’élimination de tout vouloir, ne peut dériver de la volonté ; elle n’est donc pas le fait de notre libre arbitre, c’est-à-dire que nous n’en sommes pas les maîtres. Tout au contraire, elle a pour unique origine une prédominance momentanée de l’intellect sur la volonté, ou, au point de vue physiologique, une forte excitation de l’activité cérébrale intuitive, sans aucune excitation des penchants ou des passions. Pour plus de clarté, je rappelle que notre conscience a deux faces : elle est d’une part conscience du moi propre, c’est-à-dire volonté ; d’autre part, conscience des autres choses, et à ce titre tout d’abord connaissance intuitive du monde extérieur, aperception des objets. Plus l’un des côtés de la conscience totale se dessine nettement, plus l’autre s’efface. La conscience des autres choses, ou connaissance intuitive, sera donc d’autant plus parfaite, c’est-à-dire d’autant plus objective, que nous aurons moins conscience de notre propre moi. Il se produit ici un véritable antagonisme. Plus nous avons conscience de l’objet, moins nous en avons du sujet ; plus au contraire le sujet occupe la conscience, plus faible et imparfaite est notre intuition du monde extérieur. L’état requis pour une objectivité pure de l’intuition comporte d’une part des conditions permanentes, la perfection du cerveau et en général tout ce qui dans sa constitution physiologique favorise son activité,

  1. Ce chapitre se rapporte aux §§ 33, 34 du premier volume.