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valeur. Mais un examen plus attentif nous montrera ici encore qu’il est bien plutôt une impulsion aveugle, un instinct sans fondement et sans motif.

La loi de motivation s’étend en effet, je l’ai déjà expliqué au § 29 du premier volume, aux seules actions isolées, et non pas à l’ensemble et à la totalité du vouloir. La raison en est que si nous embrassons du regard la race humaine avec ses agitations dans son ensemble et dans sa généralité, le spectacle qui s’offre à nous est celui de marionnettes tirées, non par des fils extérieurs, à la façon des marionnettes ordinaires, comme dans le cas d’actes isolés, mais bien plutôt mues par un mécanisme intérieur. Car la comparaison faite plus haut de l’activité incessante, grave et laborieuse des hommes avec le résultat réel ou possible qu’ils en retirent, met dans tout son jour la disproportion énoncée, en nous montrant l’insuffisance absolue de la fin à atteindre, prise comme force motrice, pour l’explication de ce mouvement et de ces agitations sans trêve. Qu’est-ce, en effet, qu’un court retard apporté à la mort, un léger soulagement du besoin, un éloignement de la douleur, une satisfaction momentanée du désir, à côté de leur victoire si fréquente et du triomphe certain de la mort ? Quelle serait la puissance de pareils avantages, pris pour véritables principes moteurs d’une race humaine innombrable et toujours renouvelée, qui ne cesse de courir, de se pousser, de se presser, de se tourmenter, de se débattre, pour représenter toute l’histoire tragi-comique du monde, qui, bien plus, supporte l’ironie d’une telle existence et tâche de la prolonger le plus possible ? — Évidemment tout cela est inexplicable, si nous cherchons les causes motrices au dehors des figures, si nous nous imaginons la race humaine poussée par les réflexions de la raison, ou par un ressort du même genre (sorte de fils directeurs), à faire effort vers ces biens qui l’attendent, et dont la conquête serait une récompense proportionnée à ses labeurs et à ses souffrances de tous les instants. S’il en était ainsi, il y aurait bien longtemps que chacun se serait écrié : « Le jeu ne vaut pas la chandelle », et aurait quitté la partie. Mais chaque homme, au contraire, veille sur sa vie et la défend comme un gage précieux à lui confié sous une lourde responsabilité, et cela au milieu des soucis infinis et des besoins constants, parmi lesquels justement l’existence se passe. Le but et la raison, le gain final, il ne le voit pas, à la vérité ; mais il a cru, sans y regarder et sur parole, à la valeur de ce gage, tout en ignorant en quoi elle consiste. C’est pourquoi j’ai dit que ces marionnettes ne sont pas maniées du dehors, mais portent chacune en elles le rouage qui commande leurs mouvements. Ce rouage c’est le vouloir-vivre, manifesté sous forme d’un ressort infatigable, d’une impulsion aveugle, dont la raison suffisante ne se trouve pas dans le