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caractère du vouloir-vivre

à ces soins anxieux pour la conservation des espèces. L’énergie et le temps des individus se dépensent tout entiers en efforts pour leur entretien et celui de leur progéniture, et y suffisent tout juste, sans même y parvenir toujours. Mais si même une fois par hasard il reste un excédent de force par suite de bien-être, et en outre, chez la seule espèce douée de raison, un excédent de connaissance, c’est un résultat trop peu important pour en faire le but de toute cette activité de la nature. — À considérer les choses objectivement et d’un œil étranger, il semblerait que le seul souci de la nature soit de ne laisser perdre aucune de toutes ses idées (platoniciennes), c’est-à-dire de ses formes permanentes : l’heureuse découverte et la disposition de ces idées (dont la succession des trois règnes animaux antérieurs à la surface de la terre n’a été que le prélude) l’auraient satisfaite à tel point que son unique crainte serait maintenant de voir disparaître quelqu’une de ces belles inventions, c’est-à-dire de voir quelqu’une de ses formes échapper au temps et à la causalité. Les individus en effet sont passagers, comme l’eau courante, les idées au contraire sont permanentes comme les tourbillons de la rivière : elles ne doivent donc s’anéantir que si la source se tarit. — C’est à cette vue énigmatique qu’il faudrait nous arrêter si la nature ne nous était donnée que du dehors, c’est-à-dire objectivement : nous devrions alors la croire issue de cette même connaissance qui la conçoit, c’est-à-dire née sur le domaine de la représentation, et c’est sur ce terrain que nous devrions nous maintenir, dans nos efforts pour éclaircir le problème. Mais il n’en est pas ainsi et nous pouvons, à coup sûr, pénétrer du regard dans l’intérieur de la nature : qu’est-ce, en effet, sinon notre propre intérieur, dans lequel justement la nature, parvenue au degré suprême où elle pouvait s’élever par son activité, reçoit, dans la conscience propre, la lumière directe de la connaissance ? Ici la volonté nous apparaît comme un principe différent toto genere de la représentation dans laquelle la nature existait, déployée en chacune de ses idées, et elle nous fournit d’un seul coup cette explication que nous ne pouvions jamais trouver par la voie purement objective de la représentation. Le subjectif nous donne donc ici la clef de l’interprétation de l’objectif.

Nous avons posé tout à l’heure, comme caractère de ce subjectif ou de cette volonté, un penchant démesuré de tous les animaux et de tous les hommes à conserver et à prolonger le plus possible leur vie : pour reconnaître dans ce penchant une force primitive et absolue, nous devons encore nous rendre exactement compte qu’il n’est en aucune façon le résultat d’une connaissance objective de la valeur de la vie, mais qu’il est indépendant de toute connaissance, ou en d’autres termes que ces êtres ne se présentent pas comme