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CHAPITRE XXVIII[1]
CARACTÈRE DU VOULOIR-VIVRE


Notre second livre se ferme sur la question du but dernier et de la fin de cette volonté qui s’est révélée comme l’essence en soi de toute chose en ce monde. Les considérations suivantes sont destinées à compléter la réponse générale donnée à cette question, en traçant dans ses principales lignes le caractère de cette volonté.

Un tel exposé est possible, parce que nous avons reconnu pour l’essence intime du monde une réalité absolue, une donnée de l’expérience. La dénomination d’ « âme du monde », donnée par maint philosophe à cette essence intime, n’y substitue déjà au contraire qu’un pur être de raison (ens rationis) car le mot « âme » indique une unité de conscience individuelle, évidemment étrangère à cette essence, en général d’ailleurs cette notion d’ « âme » ne peut ni se justifier, ni s’employer, parce qu’elle personnifie la connaissance et le vouloir rassemblés dans une union inséparable et néanmoins indépendants de tout organisme animal. Il ne faudrait user de ce terme qu’au sens figuré, car il est bien plus perfide que ceux de ψυχή ou d’anima, qui signifient seulement souffle.

Mais un langage plus choquant encore est celui des prétendus panthéistes, dont toute la philosophie consiste surtout à décorer du titre pompeux de « Dieu » cette essence intime du monde, à eux inconnue ; après quoi ils s’imaginent avoir bien mérité de l’humanité. A leurs yeux, le monde serait une théophanie. Mais jetons seulement, à ce point de vue, un regard sur le monde, ce monde de créatures toujours misérables, condamnées, pour vivre un instant, à se dévorer les unes les autres, à passer leur existence dans l’angoisse et le besoin, à endurer souvent d’atroces tortures jusqu’au moment où elles tombent enfin dans les bras de la mort ; enveloppons tout ce spectacle d’un coup d’œil et nous donnerons raison à Aristote quand il dit : ή φυσις δαιμόνα, αλλ’ όυ θείά (natura dœmonia est, non divina) : De divinat., c. ii, p. 463 ; nous avouerons même qu’un Dieu, qui se serait avisé de se transformer en un pareil monde, devrait avoir été vraiment possédé du diable. — Je le sais, les soi-disant philosophes de ce siècle suivent l’exemple de Spi-

  1. Ce chapitre se rapporte au § 29 du premier volume.