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le monde comme volonté et comme représentation

sous la grenouille ; mais, contre leur attente, le cadavre ne pouvait y tomber ; après un long embarras, après de nombreuses marches et contremarches en tous sens, ils finirent par enterrer aussi la baguette. À cette aide prêtée par la connaissance à l’instinct, à ces expédients qu’elle lui fournit pour réparer les œuvres de son industrie, correspond dans l’organisme la vertu curative de la nature : non seulement cette force cicatrise les blessures, et restitue même la substance osseuse et nerveuse ; mais encore, quand par la perte d’un rameau artériel ou nerveux quelque communication est interrompue, elle en ouvre une nouvelle, soit en agrandissant d’autres artères ou nerfs, soit même en produisant de nouvelles branches ; à une partie malade ou à une fonction troublée elle en substitue une autre ; un œil est-il perdu, elle renforce l’autre ; un sens disparaît-il, elle aiguise tous ceux qui restent ; une plaie mortelle s’est-elle produite à l’intestin, elle va même parfois jusqu’à la fermer par adhérence du mésentère ou du péritoine ; bref, elle cherche les remèdes les plus ingénieux à tout dommage, à toute perturbation survenue dans l’organisme. Le mal est-il au contraire incurable, elle hâte alors la mort, et cela d’autant plus que l’organisme est d’un ordre plus élevé, c’est-à-dire plus sensible. Ce cas lui-même a son analogue dans l’instinct des insectes. Les guêpes qui, durant l’été entier, ont mis tout leur soin, toute leur peine, à nourrir leurs larves du produit de leurs rapines, en tuent elles-mêmes la dernière génération en octobre, parce qu’elles la voient exposée à périr de faim (Kirby et Spence, vol. I, p. 374.). On rencontre des analogies plus étranges et plus spéciales encore, celle-ci par exemple : lors de la ponte de l’abeille terrestre (apis terrestris, bombylius), les abeilles ouvrières sont prises d’un désir immodéré de dévorer les œufs, pendant environ sept ou huit jours, et elles y céderaient si la mère ne les repoussait pas et ne veillait pas avec une attention jalouse sur ses œufs. Ce temps une fois passé, elles ne montrent plus la moindre envie de manger les œufs, quand même on les leur offre ; tout au contraire elles s’empressent autour des larves qui en sortent pour les soigner et les nourrir. On peut interpréter naturellement ce fait comme l’analogue des maladies de l’enfance, notamment de la dentition, pendant laquelle les futurs nourriciers de l’organisme commencent par l’attaquer avec une violence qui coûte souvent la vie à l’individu. — La considération de toutes ces analogies entre la vie organique et l’instinct, ainsi que l’industrie des animaux inférieurs, sert à nous fortifier de plus en plus dans la conviction qu’ici comme là, c’est la volonté qui est au fond de tout, en nous montrant le rôle subordonné, tantôt plus tantôt moins limité, tantôt totalement absent, que joue la connaissance dans ces opérations.