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le monde comme volonté et comme représentation

plus loin, et, saisi de frayeur, il retourne au plus vite sur ses pas, sans savoir pourquoi : la poudrière sauta. — Un troisième, sur mer, se sent un soir, sans motif apparent, poussé à ne pas se déshabiller, et s’étend sur son lit avec ses vêtements et ses boites, en gardant jusqu’à ses lunettes : dans la nuit le navire prend feu et il est du petit nombre de ceux qui peuvent se sauver dans la chaloupe. Tous ces faits reposent sur l’action éloignée et sourde de songes fatidiques oubliés et nous donne, par analogie, la clef des problèmes de l’instinct en général et de l’instinct d’industrie en particulier.

D’autre part, nous l’avons dit, l’instinct d’industrie des insectes jette une vive lumière sur l’action de la volonté inconsciente dans le mouvement intérieur de l’organisme et dans sa formation. Car il est tout naturel de voir dans une fourmilière ou dans une ruche l’image d’un organisme décomposé et amené au jour de la connaissance. C’est en ce sens que Burdach nous dit (Physiologie, vol. II, p. 32) : « La formation et la ponte des œufs sont le partage de la reine, leur ensemencement et le soin de leur développement celui des travailleuses ; la première personnifie donc en quelque sorte l’ovaire, les autres l’utérus. » Dans une société d’insectes, comme dans l’organisme animal, la vita propria de chaque partie est subordonnée à la vie de l’ensemble, et le souci de l’ensemble passe avant celui de l’individu ; l’existence individuelle n’est voulue que sous condition, celle du tout est voulue absolument. À l’occasion même, les individus sont sacrifiés au salut de l’ensemble, tout comme nous nous faisons amputer un membre, pour sauver le reste du corps. Par exemple, des fourmis en marche trouvent-elles leur chemin fermé par l’eau, les premières n’hésitent pas à s’y précipiter, jusqu’à ce que leurs cadavres accumulés aient formé une sorte de digue pour les suivantes. Une fois devenus inutiles, les bourdons sont tués. S’il se trouve deux reines dans une même ruche, les abeilles les entourent et les forcent à se battre jusqu’à la mort de l’une d’entre elles. La fourmi mère, l’œuvre de la fécondation une fois achevée, se coupe elle-même les ailes, qui ne pourraient être qu’un obstacle à l’accomplissement de ses nouvelles fonctions, quand elle aura, sous terre, à entretenir sa future famille (Kirby et Spence, vol. I). Comme le foie n’a pas d’autre but que de sécréter la bile pour aider à la digestion, et ne veut même exister qu’en vue de cette seule fin ; comme toute autre partie de l’organisme ne veut que remplir sa destination ; ainsi l’abeille travailleuse ne veut rien de plus que recueillir du miel, sécréter de la cire et bâtir des cellules pour les œufs de la reine, le bourdon ne veut que féconder, la reine ne veut que pondre. Tous les membres travaillent donc uniquement pour le maintien du tout, qui seul est le but absolu,