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de la téléologie

explication par les causes finales, et beaucoup de petits esprits se sont faits sur ce point leur écho. Ce sont Lucrèce, Bacon de Vérulam et Spinoza. Mais la cause de cette aversion est assez nettement connue chez tous les trois : ils tenaient la téléologie pour inséparable de la théologie spéculative et celle-ci leur inspirait une telle horreur (dont Bacon, à la vérité, cherche à se cacher), que de loin même ils s’efforçaient de l’éviter. Nous trouvons aussi Leibniz enfoncé dans le même préjugé, et, dans sa lettre à M. Nicaise (Spinozæ op., ed. Paulus, vol. II, p. 672), il l’exprime avec une naïveté caractéristique, comme une vérité qui s’entend de soi : « les causes finales, ou, ce qui est la même chose, la considération de la sagesse divine dans l’ordre des choses. » (Du diable ! la même chose !) C’est aujourd’hui encore le point de vue des Anglais actuels, des hommes du Bridgewater-treatise, de lord Brougham, etc. ; Owen même, dans son Ostéologie comparée, pense exactement comme Leibniz, ainsi que je l’ai déjà relevé dans le premier volume. Pour tous ces gens téléologie devient aussitôt théologie, et à chaque finalité découverte dans la nature, au lieu de méditer et de chercher à comprendre, ils laissent éclater ce cri d’enfant : design ! design ! ils entonnent le refrain de leur philosophie de vieille femme, et ferment leurs oreilles aux objections de la raison, telles que les leur a pourtant déjà présentées le grand Hume[1]. La cause principale de tout ce triste état de choses en Angleterre est, depuis soixante-dix ans, l’ignorance véritablement honteuse pour les savants anglais de la philosophie kantienne, et cette ignorance, à son tour, est due à la funeste influence de cet abominable clergé, qui prend à cœur l’abrutissement général, pour retenir plus longtemps la nation anglaise d’ailleurs si intelligente dans l’esclavage de la bigoterie la plus dégradante ; aussi, animé du plus bas obscurantisme, s’oppose-t-il de toutes ses forces à l’instruction du peuple, à l’étude de la nature, en général même à tout progrès du savoir humain, et tant par ses relations que par ses scandaleuses et injustifiables richesses qui ne font qu’accroître la misère du peuple, il étend son influence jusque sur les savants des universités et les écrivains ; ceux-ci doivent alors se soumettre (par exemple Th. Brown, On cause and effect) à mille réticences, à mille déviations de pensée

  1. Remarquons ici en passant, qu’à en juger par les écrits allemands depuis Kant, on croirait que tout le savoir de Hume a consisté dans son scepticisme manifestement erroné au sujet de la loi de causalité ; c’est la seule chose dont il soit jamais parlé. Pour apprendre à connaître Hume il faut lire sa Natural history of religion et ses Dialogues on natural religion : c’est là qu’on le voit dans toute sa grandeur, et avec son deuxième essai, On national character, ce sont là les œuvres qui, je ne saurais rien dire de mieux à sa gloire, lui ont valu d’être jusqu’à nos jours un objet de haine pour la prêtraille anglaise.