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la volonté comme chose en soi

planètes : ainsi l’irrationalité même du rapport entre les temps des révolutions de Jupiter et de Saturne empêche leurs perturbations mutuelles de se répéter en un même endroit où elles pourraient devenir dangereuses, et en les amenant à ne se produire qu’à de longs intervalles et chaque fois autre part, les oblige à s’annuler elles-mêmes, comme des dissonances musicales qui se résolvent en accords harmonieux. Toutes ces considérations nous poussent à reconnaître une finalité et une perfection, telles que la volonté maîtresse la plus libre, dirigée par l’intelligence la plus pénétrante et le raisonnement le plus sagace, aurait seule pu les réaliser. Et cependant, instruits par cette cosmogonie de Laplace si profondément méditée et si exactement calculée, nous ne pouvons pas nous soustraire à l’idée que le conflit, le jeu mutuel et sans but de forces naturelles entièrement aveugles, soumises dans leur action à des lois naturelles immuables, devaient justement produire cette charpente première du monde, qui semble le résultat des combinaisons les plus hautes et les plus parfaites. Nous n’irons donc pas, à l’exemple d’Anaxagore, appeler à notre aide une intelligence à nous connue par la seule nature animale, combinée seulement en vue de ses propres fins, et qui, survenant du dehors, aurait mis son adresse à exploiter les forces naturelles une fois existantes et données avec leurs lois, pour atteindre un but à soi, entièrement étranger à ces forces. Nous reconnaîtrons, déjà même dans ces forces naturelles inférieures, cette volonté une et identique, qui trouve en elles sa première manifestation, et qui, y faisant déjà effort vers son but, met leurs lois primitives elles-mêmes au service de sa fin dernière ; tout ce qui se produit en vertu des lois aveugles de la nature doit ainsi nécessairement servir et répondre à cette fin ; et pourrait-il en être autrement, puisque toute substance matérielle n’est autre chose que le phénomène, la force visible, l’objectivation du vouloir-vivre toujours un et identique ? Ainsi donc les forces naturelles les plus inférieures sont elles-mêmes animées de cette volonté qui, par la suite, dans les créatures individuelles, pourvues d’intelligence, s’étonne elle-même de son propre ouvrage, comme le somnambule au matin s’étonne de ce qu’il a fait pendant son sommeil, ou, plus justement, est surpris d’apercevoir sa propre image dans un miroir. L’union ici indiquée du hasard et de la finalité, de la nécessité et de la liberté, qui fait des accidents les plus fortuits, mais fondés sur des lois naturelles universelles, comme les touches sur lesquelles l’esprit du monde s’essaie à jouer ses sublimes mélodies, cette union, je le répète, est pour la pensée un abîme, sur lequel la philosophie même, loin de répandre une pleine lumière, doit se contenter de jeter quelques faibles lueurs.

Je passe maintenant à une considération subjective dont la place