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le monde comme volonté et comme représentation

reconnu l’essence intime du monde phénoménal, est située au delà des phénomènes, c’est une unité métaphysique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc transcendante, c’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur les fonctions de notre intellect et qu’ainsi ces fonctions ne peuvent, à la vérité, servir à la saisir. De là résulte qu’elle ouvre à notre pensée un abîme, dont la profondeur interdit une vue d’ensemble complète et claire ; il ne nous est donné d’y jeter que des regards isolés, propres à nous faire connaître cette unité dans telle ou telle condition des choses, tantôt du côté objectif, tantôt du côté subjectif : tout cela donne naissance à de nouveaux problèmes, que je ne me fais pas fort de résoudre ; loin de là, je m’en réfère bien plutôt au mot d’Horace : est quadam prodire tenus, plus soucieux de n’avancer rien de faux, rien d’arbitrairement inventé, que de vouloir toujours rendre compte de tout, même au risque de ne fournir ici qu’une exposition fragmentaire.

Représentons-nous et étudions clairement cette théorie si pénétrante sur la formation du système planétaire établie d’abord par Kant, reprise ensuite par Laplace, et dont l’exactitude peut à peine prêter au doute : nous voyons les forces naturelles les plus humbles, les plus grossières, les plus aveugles, liées aux lois les plus rigoureuses, créer, par leur conflit au sein d’une matière une et identique et par les conséquences accidentelles qui en dérivent, la charpente première du monde, c’est-à-dire de la demeure future et convenablement disposée d’un nombre infini d’êtres vivants, et former un système d’ordre et d’harmonie, qui nous remplit d’un étonnement plus grand, à mesure que nous en acquérons une intelligence plus nette et plus précise. Nous apprenons par exemple que chaque planète, en raison de sa vitesse présente, ne peut se maintenir que là où elle est justement située : plus rapprochée du soleil, elle devrait finir par y tomber, plus éloignée elle irait se perdre dans l’espace. Inversement, sa place étant donnée, elle ne peut y demeurer qu’avec sa vitesse actuelle et avec aucune autre : animée d’une rapidité plus grande, elle disparaîtrait bien vite, et avec une rapidité moindre, elle devrait tomber sur le soleil. Ainsi donc il n’y avait qu’un endroit déterminé qui convînt à la vitesse donnée d’une planète, et la solution du problème se trouve dans ce fait que la même cause physique, d’action nécessaire et aveugle, qui lui assigna sa place, lui a en même temps et par la même exactement réparti la seule vitesse appropriée à cette place ; en vertu de cette loi naturelle, que la rapidité d’un corps occupé à décrire une révolution circulaire s’accroît en raison de la moindre grandeur du cercle. Enfin et surtout nous apprenons que le maintien à l’infini de tout le système est assuré par la compensation obligée, avec le temps, de toutes les perturbations réciproques inévitables dans la marche des