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la volonté comme chose en soi

aussi loin que possible la composition des parties de tout organisme, et jamais nous ne nous heurtons à un élément entièrement simple et dernier, bien moins encore à un élément inorganique. Perdons-nous enfin dans le calcul de cette appropriation de toutes les parties organiques au maintien du tout, qui fait de chaque être vivant, en soi et pour soi, une créature achevée et parfaite ; considérons en outre que chacun de ces chefs-d’œuvre, fussent-ils de courte durée, a été déjà reproduit un nombre de fois infini et que pourtant chaque exemplaire de l’espèce, chaque insecte, chaque feuille, chaque fleur, paraît façonné avec une attention aussi scrupuleuse que l’était le premier, et qu’ainsi la nature, loin de commencer, par fatigue, à faire de la mauvaise besogne, achève le dernier travail de main de maître et aussi patiemment que le premier : nous nous apercevrons alors, en premier lieu, qu’entre tout art humain et les créations de la nature, il y a des différences totales tant de degré que de genre, et, de plus, que la force primitive agissante, la natura naturans, est immédiatement présente, entière et indivise en chacune de ses œuvres innombrables, dans la plus petite comme dans la plus grande, dans la dernière comme dans la première : d’où résulte qu’à ce titre et en soi elle ne connaît ni le temps ni l’espace. Poussons maintenant plus loin nos réflexions, comprenons que la production de ces œuvres d’art inouïes coûte pourtant si peu à la nature qu’avec une prodigalité inconcevable elle crée des millions d’organismes destinés à n’arriver jamais à maturité, qu’elle expose sans merci tout être vivant à mille sortes d’accidents, mais que d’autre part aussi, favorisée par le hasard, ou dirigée selon les intentions de l’homme, elle n’a pas de peine à produire des millions de spécimens d’une espèce, où il n’y en avait qu’un jusque-là, et qu’ainsi des millions d’êtres ne lui coûtent rien de plus qu’un seul : toutes ces considérations ne nous amènent-elles pas à l’idée que la multiplicité des choses a sa racine dans le mode de connaissance du sujet, sans appartenir à la chose en soi, c’est-à-dire à la force primitive intime qui s’y manifeste ; qu’ainsi l’espace et le temps, sur lesquels repose la possibilité de toute pluralité, sont de simples formes de notre intuition, et que même enfin cette prodigieuse habileté artistique dans la structure, unie à la profusion la plus aveugle dans les œuvres auxquelles elle l’applique, a aussi pour seul fondement dernier notre façon de concevoir les choses ? Quand, en effet, la tendance originelle, simple et indivisible de la volonté en tant que chose en soi, se présente comme objet dans notre connaissance cérébrale, elle doit sembler un enchaînement artistique de parties séparées et ordonnées dans le rapport de moyen à fin avec une perfection infinie.

L’unité signalée ici de cette volonté, dans laquelle nous avons