Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
130
le monde comme volonté et comme représentation

matière réelle et donnée dans l’expérience (c’est-à-dire la substance, ou bien plutôt les substances), pourvue, comme elle l’est, de toutes les qualités physiques, chimiques, électriques et de celles aussi qui en font sortir spontanément la vie ; s’il s’était ainsi adressé à la vraie mater rerum, du sombre sein de laquelle se déroulent tous les phénomènes et toutes les formes, pour y rentrer un jour, le matérialisme, sur cette matière complètement comprise et connue à fond, aurait pu se bâtir un monde dont il n’aurait pas à rougir. Fort bien ; mais alors l’artifice n’aurait consisté qu’à transporter les quœsita dans les data, à prendre pour donnée et pour point de départ des déductions, en apparence la pure matière, mais en réalité toutes les forces mystérieuses de la nature qui sont inhérentes à la matière ou plus justement lui doivent de devenir visibles : c’est à peu près comme lorsque sous le nom de plat on entend les mets qu’il porte. Car la matière n’est en réalité pour notre connaissance que le véhicule des qualités et des forces naturelles qui en apparaissent comme les accidents ; et c’est justement pour avoir ramené ceux-ci à la volonté, que j’appelle la matière la simple apparence visible de la volonté. Mais, dépouillée de toutes ces qualités, la matière demeure ce je ne sais quoi sans propriété, ce caput mortuum de la nature dont on ne peut honnêtement rien faire. Lui laisse-t-on, au contraire, par le procédé susdit, toutes ses qualités, on commet alors, sans s’en douter une pétition de principe, en se faisant accorder par avance les quœsita comme data. Mais ce qui naît alors, ce n’est plus un matérialisme proprement dit, c’est un pur naturalisme, c’est-à-dire une physique absolue qui, je l’ai montré dans le chapitre xvii déjà mentionné, ne peut jamais prendre ni tenir la place de la métaphysique parce qu’elle ne commence qu’après avoir admis toutes ces hypothèses et n’entreprend ainsi même pas de pénétrer le fond des choses. Le pur naturalisme a donc pour base essentielle et unique des qualités occultes, et jamais il n’est donné d’aller plus loin si l’on n’appelle pas à son aide, comme je l’ai fait, la source subjective de la connaissance ; on est alors conduit, à la vérité, à prendre le long et pénible détour de la métaphysique, puisque cette recherche suppose l’analyse complète de la conscience propre ainsi que de l’intellect et de la volonté qui y sont donnés. — Et cependant ce point de départ objectif, fondé sur l’intuition externe si claire et si intelligible, est si naturel à l’homme et se présente si facilement de lui-même que dans ses spéculations la raison humaine a dû commencer par le naturalisme pour passer ensuite au matérialisme, vu le peu de profondeur et l’insuffisance de la première doctrine ; aussi trouvons-nous au début de l’histoire de la philosophie le naturalisme, chez les philosophes ioniens, et nous voyons le matérialisme paraître à sa suite dans les théories de Leucippe et de Démocrite, et plus tard se reproduire encore de temps en temps.