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le monde comme volonté et comme représentation

Car toutes les fois que des profondeurs obscures de notre être intime un acte de volonté surgit dans la conscience qui connaît, se produit un passage immédiat de la chose en soi et non temporelle dans le phénomène. L’acte de volonté n’est donc sans doute que le phénomène le plus proche et le plus précis de la chose en soi ; mais il suit de là que si tous les autres phénomènes pouvaient être connus de nous aussi immédiatement, aussi intimement, il faudrait les tenir pour ce que la volonté est en nous-mêmes. C’est donc en ce sens que j’enseigne que la volonté est l’essence intime de toute chose et que je l’appelle la chose en soi. Par là la doctrine kantienne de l’incognoscibilité de la chose en soi est modifiée en ce sens, que cette chose en soi n’est inconnaissable qu’absolument, mais qu’elle est remplacée pour nous par le plus immédiat de ses phénomènes, qui se différencie radicalement de tous les autres précisément par ce caractère immédiat : nous devons donc ramener tout le monde des phénomènes au phénomène dans lequel la chose en soi se présente avec le moins de voiles, et qui ne reste phénomène que parce que mon intellect, seul susceptible de connaître, est toujours distinct du moi comme volonté et ne se trouve pas affranchi de la forme du temps, même dans la perception intime.

Ce dernier pas étant fait, la question n’en demeure donc pas moins de savoir ce que cette volonté, qui se représente dans le monde et comme monde, est en dernier lieu, absolument, en soi. En d’autres termes, qu’est-elle, abstraction faite de sa représentation comme volonté, de son phénomène ? qu’est-elle, en dehors de la connaissance ? — Cette question ne recevra jamais de réponse, parce que, comme nous l’avons dit, le seul fait d’être connu est contradictoire de l’existence en soi et constitue un caractère phénoménal. Mais la seule possibilité de cette question démontre que la chose en soi, que nous connaissons le plus immédiatement dans la volonté, peut avoir en dehors de tout phénomène possible des conditions, des qualités et des manières d’être qui nous sont absolument inconnaissables, et qui demeurent précisément comme l’essence de la chose en soi, quand celle-ci, comme cela est montré dans le quatrième livre, s’est posée comme volonté libre, c’est-à-dire complètement sortie du domaine phénoménal, quand elle est rentrée dans le néant au regard de notre connaissance, c’est-à-dire au regard du monde des phénomènes. Si la volonté était la chose en soi d’une manière absolue, ce néant serait lui aussi absolu ; au lieu que dans le quatrième livre il se présente expressément comme un néant purement relatif.

Désirant compléter par quelques considérations nécessaires la démonstration, donnée dans le second livre et dans mon traité sur la Volonté dans la Nature, de cette doctrine, suivant laquelle tous