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la matière

de germes de tous les champignons possibles, des millions d’œufs de tous les infusoires possibles, jusqu’à ce que l’un ou l’autre vienne à rencontrer une fois par hasard le milieu convenable à son développement.

Notre étonnement à la pensée que l’origine des formes est dans la matière ressemble à celui du sauvage qui aperçoit pour la première fois un miroir et s’étonne de le voir refléter sa propre image. Notre être propre est en effet la volonté, et la matière, apparence visible de cette volonté, ne se montre cependant jamais que recouverte de l’enveloppe visible, c’est-à-dire revêtue de la qualité et de la forme ; aussi, sans jamais la percevoir immédiatement, se borne-t-on à la surajouter par la pensée, comme l’élément identique, la substance propre de toutes choses, au milieu de toutes les différences de qualité et de forme. Elle est donc un principe d’explication plutôt métaphysique que purement physique des choses, et en faire dériver tous les êtres revient en réalité à leur assigner pour origine un mystère : c’est ce que reconnaîtra quiconque ne confond pas attaquer et comprendre. En vérité, ce n’est nullement l’explication dernière et entière des choses, mais bien l’origine temporelle tant des êtres organisés que des formes inorganiques qu’il faut chercher dans la matière. — Cependant, semble-t-il, il n’est guère moins difficile à la nature d’effectuer la création première des formes organiques, la production des espèces mêmes, qu’à nous de la comprendre : c’est ce qu’indiquent les précautions toujours excessives prises par elle pour assurer le maintien des espèces une fois créées. Et pourtant, sur la surface actuelle de cette planète, le vouloir-vivre a parcouru trois fois la gamme de son objectivation, en trois séries indépendantes l’une de l’autre et avec des modulations différentes, mais aussi avec des degrés différents de perfection. En effet, nul ne l’ignore, de ces trois régions : l’ancien continent, l’Amérique et l’Australie, chacune a sa série animale particulière, indépendante, et complètement distincte de celle des deux autres. Les espèces sont généralement autres sur chacun de ces grands continents ; mais, comme ils appartiennent tous trois à une même planète, elles présentent cependant une analogie et un parallélisme constants : il en résulte que les genres (genera) sont pour la plupart les mêmes. En Australie, cette analogie ne se peut poursuivre que très incomplètement, car la faune du pays est très pauvre en mammifères et ne comprend ni carnassiers ni singes ; entre l’ancien continent et l’Amérique elle est au contraire manifeste et telle que l’Amérique nous présente toujours l’analogue inférieur en fait de mammifères et en revanche l’analogue supérieur en fait d’oiseaux et de reptiles. Ainsi, elle a sans doute l’avantage de posséder le condor, les aras, les colibris et les plus grands batraciens et ophi-