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la matière

C’est cette chose en soi ou volonté, qui, passée à l’état de phénomène, c’est-à-dire entrée dans les formes de notre intellect, prend l’aspect de la matière, ce soutien invisible lui-même, mais nécessairement supposé des qualités qui lui doivent à lui seul d’être visibles ; en ce sens donc la matière est l’apparence visible de la volonté. Plotin et Giordano Bruno avaient ainsi raison à notre sens aussi bien qu’au leur, quand ils énonçaient, comme je l’ai déjà rappelé au chapitre IV, cette proposition paradoxale, que la matière en soi est inétendue, et par suite incorporelle. Car c’est l’espace, forme de notre intuition, qui prête l’étendue à la matière, et la corporalité consiste dans l’action, qui repose sur la causalité, forme de notre entendement. Par contre toute propriété déterminée, toute la partie empirique de la matière, à commencer même par la pesanteur, repose sur ce que la matière seule rend visible, sur la chose en soi, la volonté. La pesanteur cependant est l’échelon inférieur de l’objectivation de la volonté : elle apparaît donc dans toute matière sans exception et est ainsi inséparable de la matière en général. Mais, déjà en sa qualité de manifestation de la volonté, elle appartient à la connaissance a posteriori, et non a priori. Aussi pouvons-nous peut-être encore nous figurer une matière sans pesanteur, mais non une matière sans étendue, sans force de répulsion et sans persistance : car elle serait alors dénuée d’impénétrabilité, donc de volume, donc enfin d’activité ; mais c’est précisément dans l’action, c’est-à-dire dans la causalité en général, que consiste l’essence de la matière en tant que matière ; et la causalité, fondée sur la forme a priori de notre entendement, ne peut être éliminée de la pensée.

En conséquence, la matière est la volonté même, non plus en soi, mais en tant que perçue par intuition, c’est-à-dire en tant que revêtue de la forme de la représentation objective : ce qui objectivement est matière est donc subjectivement volonté. À cela répond ce que nous avons montré plus haut : notre corps n’est que l’apparence visible, l’objectivation de notre volonté, et de même tout corps est l’objectivation de la volonté à quelqu’un de ses degrés. La volonté s’offre-t-elle à la connaissance objective, elle rentre aussitôt dans les formes intuitives de l’intellect, temps, espace et causalité, et ces formes tout aussitôt font d’elle un objet matériel. Nous pouvons nous représenter la forme sans la matière, mais non l’inverse, parce que la matière, dépouillée de la forme, serait la volonté même, et que celle-ci ne s’objective qu’en se pliant au mode d’intuition de notre intellect, c’est-à-dire en se revêtant de la forme. Substance de la forme pure, l’espace est la forme d’intuition de la matière, tandis que la matière ne peut apparaître qu’avec la forme.

Quand la volonté s’objective, c’est-à-dire passe à l’état de repré-