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le monde comme volonté et comme représentation

aussi inséparablement liée à notre faculté de connaissance que l’espace et le temps eux-mêmes. Cependant cette différence, à savoir qu’elle doit y avoir été placée tout d’abord à volonté et conçue comme existante, annonce déjà qu’elle n’appartient pas à la partie formelle de notre connaissance aussi complètement que le temps et l’espace et sous tous les rapports, mais qu’elle contient de plus d’un élément donné seulement a posteriori. Elle est en fait le point d’attache de la partie empirique de notre connaissance à la partie pure et a priori, et elle est en conséquence la vraie pierre angulaire du monde de l’expérience.

C’est avant tout là où cesse toute affirmation a priori, dans la partie entièrement empirique de notre connaissance des corps, c’est-à-dire dans leur forme, leur qualité et leur mode d’action déterminé, que se révèle cette volonté, admise et établie déjà par nous comme l’essence en soi des choses. Mais ces formes et ces qualités n’apparaissent jamais qu’à titre de propriétés et de manifestations de cette même matière, dont l’existence et l’essence repose sur les formes subjectives de notre intellect : elles ne deviennent visibles qu’en elle, et ainsi par elle. Car tout ce qui se manifeste à nous n’est jamais qu’une matière animée d’un mode d’action spécialement déterminé. Des propriétés intimes et inexplicables de cette matière procèdent tous les modes d’action déterminés de corps une fois donnés ; et pourtant on ne perçoit jamais la matière elle-même, mais seulement ces actions et les qualités spéciales sur lesquelles elles reposent ; quant à la matière, c’est le reste que la pensée vient nécessairement ajouter après avoir fait abstraction de ces qualités, car elle n’est, d’après l’explication donnée plus haut, que la causalité même objectivée. — La matière est en conséquence pour la volonté, essence intime des choses, le moyen de parvenir à la perception, de devenir intuitive et visible. En ce sens la matière est la simple apparence visible de la volonté, ou le lien du monde comme volonté et du monde comme représentation. Elle appartient au premier, en tant qu’elle est le produit des fonctions de l’intellect, et au second, en tant que la force manifestée dans tous les êtres matériels, c’est-à-dire dans tous les phénomènes, est la volonté. Aussi tout objet est-il volonté, à titre de chose en soi, et matière, à titre de phénomène. Si nous pouvions dépouiller une matière donnée de toutes les propriétés qui lui reviennent a priori, c’est-à-dire de toutes les formes de notre intuition et de notre appréhension, nous aurions pour reste la chose en soi, c’est-à-dire ce qui, sous le couvert de ces formes, se présente comme l’élément empirique pur de la matière ; cette matière elle-même alors n’apparaîtrait plus douée d’étendue et d’activité : ce ne serait plus la matière, mais la volonté que nous aurions sous les yeux.