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la matière

nous est donnée a priori. Ainsi jusqu’ici la matière, en cette qualité, appartient aussi à la partie formelle de notre connaissance ; elle est la forme intellectuelle de la causalité même, forme liée à celles d’espace et de temps, objectivée par suite et conçue comme emplissant l’espace. (Le détail de cette théorie se trouve dans ma dissertation sur le Principe de Raison, 3e édition, page 82.) Mais en ce sens la matière n’est pas non plus, à vrai dire, l’objet, mais la condition de l’expérience, comme l’entendement pur lui-même, dont elle est dans cette mesure la fonction. Aussi la matière pure ne donne-t-elle lieu qu’à un concept, et non à une intuition : elle rentre dans toute expérience externe, elle en est un élément nécessaire, sans pouvoir être donnée par aucune expérience ; elle ne peut être que pensée, et cela comme absolument inerte, inactive, dénuée de formes et de qualités, tout en étant le support de toutes formes, de toutes qualités et de toute action. En conséquence, pour tous les phénomènes passagers, pour toutes les manifestations des forces naturelles et pour tous les êtres vivants, la matière est le substratum fixe et nécessairement créé par les formes de notre intellect, dans lesquelles s’exprime le monde comme représentation. À ce titre, et comme issue des formes de l’intellect, elle témoigne vis-à-vis de ces phénomènes eux-mêmes d’une indifférence absolue, c’est-à-dire qu’elle est aussi prête à être le support de telle force naturelle que de telle autre, une fois les conditions nécessaires amenées par l’enchaînement causal. Mais en elle-même, et justement parce que son existence n’est que formelle, c’est-à-dire fondée dans l’intellect, elle doit être conçue au milieu de tout ce changement comme douée d’une persistance absolue, c’est-à-dire comme n’ayant ni commencement ni fin dans le temps. Là-dessus repose cette idée à laquelle nous ne pouvons pas renoncer, que de tout peut sortir tout, que du plomb par exemple peut naître l’or ; car il suffirait à cette fin de découvrir et de provoquer les états intermédiaires, que la matière indifférente en soi aurait à parcourir dans cette voie. Rien ne nous montre en effet a priori pourquoi la même matière, aujourd’hui support de la qualité plomb, ne pourrait pas devenir un jour support de la qualité or. — La différence de la matière, pur objet a priori de la pensée, et des intuitions a priori proprement dites, c’est que nous pouvons faire abstraction complète de la matière. Il n’en est pas de même au contraire de l’espace et du temps ; mais cela ne signifie pas autre chose, si ce n’est que nous pouvons nous représenter l’espace et le temps même sans la matière. En effet, la matière une fois transportée dans le temps et dans l’espace et conçue comme donnée, notre pensée ne peut plus l’exclure, c’est-à-dire se la représenter comme disparue et anéantie, mais toujours et seulement comme déplacée : à ce titre, elle est